BD, Tome IV, Découverte d’une inscription antique à Chagnon. Communication de MM. Félix Thiollier et Testenoire-Lafayette, pages 172 à 180, Montbrison, 1887.

 

Découverte d’une inscription antique à Chagnon. Communication de MM. Félix Thiollier et Testenoire-Lafayette.

 

M. Félix Thiollier fait hommage à la Société du moulage en plâtre d’une inscription romaine très intéressante, qui vient d’être découverte à Chagnon, canton de Rive-de-Gier, dans le voisinage de l’aqueduc antique destiné à amener les eaux du Gier à Lyon.

Voici l’historique de cette découverte. Le 27 avril dernier, les terrassiers employés à la construction du nouveau chemin vicinal de Chagnon à Saint-Romain-en-Jarez rencontrèrent, en abattant le talus supérieur de ce chemin, en un point situé à 300 mètres environ au N.-O. du village, sur la rive droite de la Durèze et à quelques mètres au dessous de l’ancien chemin, une pierre de grès, plate, rectangulaire, couchée presque horizontalement et dont la face tournée vers le sol était couverte de caractères que ne purent déchiffrer les inventeurs. Ceux~ci firent mieux: ils s’abstinrent de la mutiler, et une note insérée au journal la Loire républicaine fit connaître qu’une inscription en lettres latines, romaines et grecques, venait de revoir le jour à Chagnon.

Cette indication pouvait laisser des doutes sur la valeur du monument épigraphique signalé. M. Auguste Chaverondier ; le savant et zélé archiviste du département, ne crut pas néanmoins devoir la négliger ; il voulut bien prévenir M. Thiollier, l’engagea à venir sur les lieux et, le dimanche 1er mai, tous deux se rendaient à Chagnon avec M. Gros, employé aux archives départementales, et M. Thiollier fils.

La pierre était restée à la même place où elle avait été découverte. M. Thiollier l’a photographiée et, grâce au concours aussi gracieux qu’empressé des habitants du village, il a pu mener à bien la longue et laborieuse opération d’un estampage en papier susceptible de fournir un bon moulage en plâtre. Le résultat combiné de ces deux opérations a même permis de mieux lire certaines lettres liées de la fin des lignes, où quelques parcelles de gravier adhéraient encore à ce moment.

M. Chaverondier a annoncé l’importante découverte qui venait d’être faite et publié le texte de l’inscription dans une courte notice insérée dans le Mémorial de la Loire du 2 mai et la Loire Républicaine du 3, et tirée à part le môme jour, avec note rectificative (imprimerie Théolier, 2 pages in-8°).

Ce texte est ainsi conçu :

EX AVCTORITATE
IMP CAES TRAIA
NI HADRIANI
AVG NEMINI
ARANDI SER
ENDI PANG
ENDIVE I VS
EST INTRA ID
SPATIVM AG
RI QVOD TVTE
LAE DVCTVS
DESTINATVM
EST

Le dernier T et l’E d’AVCTORITATE, le T et l’R de TRAIANI et d’INTRA, l’N et 1’I final d’HADRIANI, le second T et l’E de TVTELAE sont liés.

Ex auctoritate imperatoris Caesaris Trajani Hadriani Augusti, nemeni arandi, serendi, pangendive jus est intra id spatium agri quod tuteloe ductus destinatum est.

Traduction de M. Chaverondier : « Par ordre de l’empereur César Trajan Hadrien Auguste, personne n’a le droit de labourer, de semer ou de planter dans cet espace de champ qui est destiné à la protection de l’aqueduc. »

Les dimensions très approximatives de la pierre, qui n’est pas taillée fort régulièrement, sont : hauteur, 1m 58, compris 0m 50 de socle ; largeur, 0m 62, dont 0rn 56 pour l’inscription qui est entourée d’un cadre en saillie ; épaisseur, 0rn 20.

M Thiollier fait passer sous les yeux des membres présents une photogravure de l’inscription exécutée d’après son cliché. Il met la planche à la disposition de la Société, pour le Bulletin.

Il donne enfin communication des passages suivants d’une lettre que M.Héron de \7illefosse a bien voulu lui écrire, en réponse à l’envoi d’une épreuve de la photographie qu’il a faite sur l’original :

Paris le 7 mai 1887.

Monsieur et cher confrère,

La tuteta aquoeductus est connue par d’autres textes. Voici une inscription de Pola, en Istrie, mentionnant la tuteta aquoe :

Corpus Inscriptionum latinarum, V, n. 47.

Polae reperta a. 1831, dum area amphitheatri expurgatur. Extabat in musaeo usque ad annum 1857, quo inde sublata est et collocata supra portam Joviam.

L MENACIVS L- F- VEL
PRISCVS
EQVO-PVB-PRAEF-FABRVM-AED
IIVIR-IIVIR-QVINQ-TRIB-MIL
FLAMEN-AVGVSTOR-PATRON-COLON
AQVAM-AVG-INSVPERIOREM
PARTEM-COLONIAE-ET-IN-INFERIOREM
INPENSA-SVA-PERDVXIT-ET-IN-TVTELAM
EIVS DEDIT HS CCCC

« Frontin (c. 126) parle d’une zone neutre qui doit rester libre autour des aqueducs, et il ajoute que cette zone a été établie à cause des gens qui « aditus ad tutelam praecludebant ».

« Une inscription du midi de l’Italie (C. I. L., X, 444) mentionne une donation de terres faite à un collège de Silvain, « ad cultum, tutelam que et sacrificia in omne tempus posterum ».

« Vous avez mis la main sur un texte très intéressant, gravé sous Hadrien, entre les années 117
et 138, et qui mérite d’être illustré par un bon commentaire : il y a là de quoi faire une très jolie dissertation.

« Agréez, etc.,

« A.HÉRON DE VILLEFOSSE . »

M Vincent Durand fait remarquer que le mot tutela, outre le sens de protection, a aussi celui d’entretien d’un ouvrage d’art : l’expression, service de l’aqueduc, ne serait peut-être pas une traduction bien littérale, mais elle rendrait assez fidèlement, en l’espèce, le sens complexe du mot latin.

M. le président félicite et remercie M. Thiollier.

M. Testenoire-Lafayette ajoute les explications suivantes au sujet de la découverte de Chagnon :

Dans les trois ouvrages spéciaux sur l’aqueduc du Gier à Lyon (1), on ne trouve mention d’aucune inscription qui y soit relative, et l’érudit M. Chaverondier n’en connaît aucune, ni pour cet aqueduc, ni pour les deux autres qui amenaient les eaux à Lugdunum.

Cette découverte a donc une véritable importance, et elle est faite sur un point particulièrement intéressant.

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(1) DELORME : Recherches sur les aqueducs de Lyon construits par les Romains ; Lyon, 1760.
ALEXANDRE FLACHERON, architecte : Mémoire sur trois anciens aqueducs qui amenaient à Lyon les eaux du Mont-d’Or, de la Brevenne et du Gier ; Lyon, 1840.
PAUL DE GASPARIN, ancien ingénieur des ponts et chaussées. Reconnaissance de l’aqueduc romain qui amenait à Lyon les eaux de la vallée du Gier. Mémoires de l’académie de Lyon, classe des sciences, t. VI, 1856, pp. 202 à 239.

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L’aqueduc du Gier à Lyon traversait la vallée de la Durèze à 1500 mètres environ en aval et au sud-est du village de Chagnon, au moyen d’un siphon composé de huit ou dix tuyaux de plomb (1). Le réservoir de chasse d’où partaient ces tuyaux existe encore, ainsi que les restes du pont-aqueduc qui les soutenait an-dessus du ruisseau, et dont l’extrados est à 82 mètres au-dessous de la sole du réservoir (2). Il ne reste plus rien du réservoir de fuite dans lequel ce siphon versait les eaux, sur l’autre bord de la vallée, sous le village de Saint-Genis-Terrenoire. M. de Gasparin (3) dit qu’on ne trouve dans l’antiquité aucun exemple, sur une grande échelle, d’une construction de cette nature, si ce n’est à Constantinople, dans les aqueducs de Bourgas construits en 527.

Mais ce n’est pas à cette ligne principale de l’aqueduc qu’il faut rapporter l’inscription de Chagnon. Le point où elle a été trouvée en est éloigné d’environ 1800 mètres, et il existe très près de ce point des vestiges d’une autre conduite d’eau. L’autre côté de la vallée, c’est à dire la rive gauche de la Durèze, présente aussi des restes d’une conduite d’eau et un souterrain paraissant avoir servi à cet usage.

Quelle était la destination de cette double conduite d’eau, qui remontait de l’un et de l’autre côté de la Durèze, sur une longueur de plusieurs kilomètres? M. de Gasparin (4) pense qu’elles devaient amener aux deux réservoirs de l’aqueduc principal les eaux de la Durèze et de ses affluents.

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(1) V. le plan de ce réservoir dans le mémoire de M. Flacheron, planche III, fig. I.
(2) De Gasparin, p. 212.
(3) Ibid., p. 206.
(4) De Gasparin, pp. 214, 215.

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L’inscription de Chagnon vient appeler l’attention des archéologues sur cette question et sur d’autres non moins intéressantes qui se rattachent à la construction du grand aqueduc romain, et que l’étude de sa traversée sur la vallée de la Durèze peut élucider. Le moment de cette découverte est opportun pour poser ces questions. Afin qu’elles soient plus facilement comprises, on joint à la présente note une copie du plan annexé au mémoire de M. de Gasparin, pour la partie supérieure de l’aqueduc, depuis sa prise dans le Gier, jusqu’à la limite des départements de la Loire et du Rhône.

On remarquera, dans la vallée de la Durèze ou de Chagnon, le tracé du siphon qui la traversait et celui des deux conduites latérales au ruisseau.

M. de Gasparin a Indiqué par le signe : I : cinq points où Il a constaté les restes de ces conduites, deux sur celle de la rive droite et trois sur celle de la rive gauche. L’inscription a été trouvée à peu près à moitié distance entre le village de Chagnon et le point :I: le plus rapproché. L’endroit où elle était enfouie est certainement très près de la conduite; mais comme cette conduite n’a pas été rencontrée là, et que la pierre était renversée, on ne peut rien conclure de précis quant à la largeur de la bande de protection dont cette pierre indiquait la limite.

Le plan de M. de Gasparin porte une ligne ponctuée à peu près parallèle à l’aqueduc principal et interrompue vers le passage des ruisseaux ; cette ligne ponctuée porte l’indication, « tranchées supérieures » .M. de Gasparin (1), au moyen de nivellements soigneusement faits, a retrouvé les vestiges de cette tranchée, sur beaucoup de points où elle n’était plus apparente à la surface du sol, mais à partir seulement de la Varizelle, près de la naissance du grand aqueduc, jusqu’au delà du vallon de la Durèze; il ne l’a plus rencontrée entre ce dernier point et Lyon. Cette tranchée est tout à fait distincte des deux conduites de la vallée de Chagnon. M. de Gasparin (1b) voit là un tracé primitif d’essai pour le grand aqueduc, tracé auquel on aurait renoncé parce que ce système de canal, suivant les sinuosités des vallées, aurait doublé la longueur totale de l’ouvrage.

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(1) De Gasparin, pp. 213, 214.
(1b) Ibid., p. 215.

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D’autre part, pour traverser directement les vallées par un aqueduc à niveau continu, Il aurait fallu d’immenses ponts ; celle de l’Iseron aurait exigé des arceaux de 140 mètres de hauteur, prolongés sur une étendue de 3.000 mètres, ce qui aurait été impraticable (2).

C’est après ces tâtonnements, dont on ne retrouve plus de traces entre Saint-Genis-Terrenoire et Lyon, que les ingénieurs romains auraient déterminé le plan définitif de l’aqueduc et employé le système des siphons. Le réservoir de Chagnon aurait été ainsi « une véritable machine à expériences », tandis que « le réservoir de Soucieu près de Lyon est une oeuvre d’art faite en connaissance de cause (3). »

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(2) Ibid., p. 205.
(3) Ibid., p. 218.

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D’autres auteurs estiment que ces tranchées supérieures étaient « des travaux destinés à protéger le canal contre les érosions des eaux pluviales « , et encore que ces tranchées et les deux conduites latérales à la Durèze ont remplacé, à des époques postérieures et de décadence, des ponts-aqueducs et d’autres travaux d’art tombés en ruines.

Quoiqu’il en soit de ces diverses opinions, les travaux romains dans la vallée de Chagnon et l’inscription qui vient d’y être trouvée peuvent donner lieu à des dissertations intéressantes.

Voici des points que cette découverte pourrait rendre certains :

La pierre où cette inscription est gravée est une borne servant à délimiter une bande de terrain destinée à protéger, non l’aqueduc principal, mais la conduite accessoire établie sur la rive droite de la Durèze ;

Cette conduite, et par conséquent l’aqueduc principal, fonctionnaient sous l’empereur Hadrien (117-138 de J-C.).

Les questions suivantes pourront être éclaircies par des études plus approfondies et de nouvelles recherches.

Quelle était la largeur de la bande de protection ?

Quelle était la destination des tranchées supérieures constatées par M. de Gasparin ?

Les deux conduites latérales au ruisseau de la Durèze amenaient-elles les eaux de cette vallée au grand aqueduc du Gier ?

Et plus généralement, ce grand aqueduc recevait-il les eaux du Langonan, du Janon, et même, comme le disent d’anciens auteurs, celles du Furan par une tranchée souterraine, sous le château de Rochetaillée ?

Aux épigraphistes, et particulièrement à notre éminent collègue, M. Allmer, reste dévolu le soin de rapprocher l’inscription de Chagnon des autres monuments similaires et des textes relatifs aux anciens aqueducs.

La séance est levée.

Le Président,

Cte. DE PONCINS.

Le membre faisant fonction de secrétaire,

Eleuthère BRASSART.