BD, Tome V, Des matériaux employés, aux diverses époques du moyen-âge, dans la construction des édifices publics de la région Montbrisonnaise. — Communication de M. Rochigneux., pages 165 à 172, La Diana, 1890.

 

Des matériaux employés, aux diverses époques du moyen-âge, dans

la construction des édifices publics

de la région Montbrisonnaise. – Communication de M. Rochigneux.

 

M. Rochigneux s’exprime ainsi :

La communication faite à la dernière séance par M. Brassart, sur les antiquités découvertes à Ruflieu, me fournit une entrée en matière toute naturelle pour vous entretenir des anciennes carrières de ce nom d’où furent extraits, au moyen-âge, une notable partie des matériaux entrés dans la construction des monuments publics de la région Montbrisonnaise.

Quand on examine attentivement, la structure de ces édifices, tant religieux que civils ou militaires, on est frappé de la différence de nature et d’origine des matériaux mis en oeuvre, en même temps que du changement de l’appareil adopté à chacune des deux grandes périodes architectoniques du moyen-âge.

A l’époque romane, le granit, le plus souvent de grand appareil, figure exclusivement dans nos monuments (1) ; il est fait seulement exception à cette règle, dans le gros oeuvre du moins, pour les constructions élevées dans le voisinage immédiat des buttes basaltiques lesquelles leur ont fourni un certain appoint de matériaux (2).

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(1) Notamment une partie de l’église et du prieuré de Chandieu, la nef de la Commanderie de Saint-Jean-des-Prés, à Montbrison, et le choeur de Saint-Thomas-la-Garde. Les matériaux du clocher de Moind, édifice qu’on peut ajouter à cette liste, sont empruntés en partie aux monuments antiques de la localité.
(2) Saint-Romain-le-Puy, Montverdun, Chalain d’Isoure et Saint-Paul d’Isoure

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A l’époque ogivale au contraire, mais plus spécialement aux XIIle et XIVe siècles, le granit est en sensible défaveur (1), tandis que le calcaire, généralement de moyen appareil, domine dans les revêtements des murailles, dans les détails saillants et souvent les sculptures : l’on reconnait à ces particularités que la révolution qui s’était accomplie vers le commencement du XIIIe siècle avait, chez nous, également porté sur la nature des matériaux employés.

On s’est demandé longtemps d’où provenait le calcaire mis en oeuvre à cette époque, toute trace, à ciel ouvert, de carrières autres que celles de granit, ayant disparu depuis longtemps et nos pays ne paraissant pas, à première vue, recéler de roche calcaire propre à la construction. Aujourd’hui toute incertitude semble avoir disparu. Les constatations de l’avocat Antoine Granjon (3), la comparaison d’échantillons pris sur les lieux d’origine avec les pierres de nos édifices, enfin les traditions locales fixent de la manière la plus péremptoire l’emplacement précis de la carrière d’où ce calcaire a été extrait.

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(1) Le granit employé au moyen-âge dans les constructions de la région qui nous occupe, a été tiré des carrières encore exploitées de la vallée de l’Escotayet, à Moind, de celle abandonnée aujourd’hui de la Fontfort, située dans la propriété de Madame Dusser, quai des Eaux minérales, à Montbrison, de celles des gorges de la Rullia, à l’ouest de Chandieu, enfin des carrières de Saint-Thomas-la-Garde et de Marcilly.
(3) V. Granjon (Antoine) : Statistique du département de la Loire, manuscrit inédit de la bibliothèque de la Diana, p. 287 et 347.

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Cette carrière n’est autre que celle de Ruffieu dont la colline, selon Grüner, est formée par un relèvement septentrional du banc de Sury, qui étend lui-même des ramifications sur Grézieu et Chalain-le-Comtal (1). Les premières tentatives d’exploitation du gisement de Ruffieu, aujourd’hui complètement dissimulé sous les cultures, paraissent remonter à l’époque romane elle-même. On constate en effet la présence de nombreux blocs de cette provenance à la base des murailles du choeur de l’église de Précieu, la plus voisine de la carrière. La jolie chapelle de Notre-Dame de Chalain, que notre zélé confrère M. Henri Forissier relève en ce moment de ses ruines, était également bâtie toute entière en moëlIons taillés, extraits du même banc ou de son prolongement oriental.

Mais ces essais d’exploitation étaient faits sur une très petite échelle et s’expliquaient seulement par la proximité immédiate des carrières et l’éloignement trop considérable des gisements granitiques.

Les grands travaux d’extraction du banc de Ruffieu ne datent guère, semble-t-il, que du premier quart du XIIIe siècle.

Les blocs qui en sortent d’abord servent tous à la construction de Notre-Dame de Montbrison, la plus ancienne de nos églises ogivales foréziennes (2).

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(1) V. Grüner. Description géologique et minéralogique du département de la Loire, p. 616 et 617, 644 à 648, 660.
(2) Les moellons calcaires employés dans cette partie de Notre-Dame, notamment les claveaux extradossés des voûtains extérieurs de l’abside et le revêtement de la maçonnerie qui les surmonte, sont d’une taille parfaite.

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Tout le choeur et la première travée adjacente de la nef, quelque peu postérieure, sont en effet presque exclusivement édifiés en matériaux calcaires. On en fait usage aussi pour une partie du gros oeuvre des Cordeliers et spécialement pour les archivoltes des oratoires, les baies latérales de la nef et les colonnettes du portail.

Au XIVe siècle, l’exploitation du calcaire de Ruffieu est plus considérable, mais déjà les procédés de taille et de construction sont moins parfaits : souvent tout est utilisé pour les parements : pierres taillées et blocs informes. On l’emploie notamment pour plusieurs travées de Notre-Dame (1); les ouvertures méridionales de la Diana (2) ;les nefs, transept et clocher de Savignieu (3);

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(1) Il est à remarquer que l’appareil adopté à cette époque pour Notre-Dame est, à l’extérieur du moins, très irrégulier et la construction fort défectueuse. La troisième travée, en allant du couchant au levant, présente dans ses hautes eeuvres de nombreux blocs de granit rose, dont nous ignorons la provenance.
(2) Ces ouvertures s’abritent sous une archivolte ogivale saillante qui inscrit elle-même un arc trilobé. Le reste de la bâtisse ancienne est en pisé, genre de construction commun également au château de Poncins, au moins son contemporain, à celui de Vaugirard (fin XVIe siècle), à l’église de Magneux (XVIIe) , à la nef des Pénitents de Montbrison (XVIIIe) , et à l’église de l’Hôpital-le-Grand, d’une date indéterminée.
(3) La remarquable église de Savignieu, démolie vers 1820 par M. Zanoli, entrepreneur de bâtisses, a fourni des matériaux à bon nombre de constructions rurales et de maisons de notre ville. Citons parmi celles dont nous avons connaissance : les nos 4 de la rue des Moulins, 12, 14 et 16 du quai des Eaux minérales, 33 et 35 du boulevard Lachèze, 17 et 19 de la rue Saint-Jean etc. Quelques pierres laissent voir des traces de moulures, des marques de tâcherons et des figures humaines en fort relief. On remarque aussi, dans le voisinage de l’ancienne église, des moëllons réguliers, des claveaux d’archivoltes et une assise de portail, en calcaire.

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la majeure partie de Sainte-Eugénie de Moind, bâtie pourtant au pied de carrières granitiques connues dès l’époque romaine (1) ; le portail de l’église de Précieu (2) ; une portion du château de nos comtes (3) ; les chapelles ogivales de Saint-André de Montbrison (4) ; quelques-unes des arcades mâchicoulis du prieuré de Chandieu (5) ; une des portes du château de Chalain d’Isoure (6) ; enfin pour la nouvelle abside de la Commanderie de Saint-Jean-des-Prés (7).

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(1) La façade seule est entièrement en blocs d’appareil, granit et surtout calcaire. Les grandes lancettes et les contreforts de la face nord sont presque exclusivement en calcaire de taille très-soignée, le reste est un grossier blocage, granit et calcaire. La muraille sud faisait primitivement partie des Thermes romains.
(2) Ce portail a été réédifié pierre à pierre en 1827, lors de la reconstruction de la nef.
(3) Les ruines du château de Montbrison, ainsi que les matériaux des parties démolies mis en oeuvre dans les constructions élevées sur leur emplacement, présentent un mélange de granit de diverses carrières, avec de nombreux blocs de calcaire appareillé et de grès houiller parfois mouluré ou sculpté.
(4) La face latérale nord, la seule à demi respectée, est bâtie en calcaire et granit d’appareil et de blocage mélangés.
(5) Plusieurs de ces arcades se trouvent au midi de l’église; une autre, au nord, commande la porte principale du prieuré.
(6) Il s’agit de la grande porte, transformée partiellement au XVIe siècle, qui précède la salle des fêtes. Au dessus du riche entablement de la Renaissance, on voit encore une portion de muraille en calcaire d’appareil sur laquelle se détache une archivolte ogivale encadrant le blason en relief d’Anne Dauphine. On remarque que les anciennes baies de la Diana et les portes de Précieu et de Chalain, quoique d’âge un peu différent, ont entre elles comme un air de famille.
(7) Le choeur carré de la Commanderie de Saint-Jean-des-Prés est bâti, à la base, en matériaux granitiques taillés provenant de l’abside primitive; pour le surplus, il est en calcaire, appareil et blocage mélangés.

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Au siècle suivant, soit que le gisement de Ruffieu devînt de moins bonne qualité ou diminuât de puissance, soit que l’expérience des siècles précédents eût démontré la trop faible résistance de cette pierre aux intempéries, on voit le granit reprendre vivement faveur au détriment du calcaire qui n’est plus guère exploité que pour une infime partie des dernières travées et des tours de Notre-Dame (1). Au XVIe siècle enfin, c’est-à-dire vers l’époque de la réunion du Forez à la couronne, la carrière est définitivement abandonnée après avoir fourni encore quelques blocs aux églises paroissiales de Grézieu et de Chalain-le-Comtal, qui empruntèrent également d’autres matériaux aux carrières calcaires du voisinage immédiat (2). L’exploitation de la pierre de Ruffleu, pour les parties massives des édifices publics de notre région , aurait donc été échelonnée sur une période de trois siècles environ (3).

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(1) Auguste Bernard (Histoire du Forez, tome I, p. 203), avance sous forme dubitative, il est vrai, qu’à Notre-Dame, le clocher notamment, est édifié en matériaux provenant des carrières de Vignis, près de Roanne, où la pierre aurait été appelée marbre de Montbrison. Or, il est indiscutable que le calcaire et surtout le granit indigènes ont seuls fait les frais de cette construction.
Les carrières de Vignis sont inconnues en Roannais. Peutêtre y a-t-il erreur typographique dans le texte de Bernard et faut-il lire Régny, où il existait une carrière dite de marbre ? (Note de M. Monery.) Nous n’en voyons aucun échantillon à Notre-Dame.
L’avocat Granjon (Statistique, p. 287) insinue également, mais à tort, que les bases des colonnes de Notre-Dame sont en calcaire du Jura. Ces bases sont en calcaire blanc de Ruffieu.
(2) Quelques rares échantillons s’en voient aussi dans les murailles de l’ancien château de Montverdun. On en remarque encore dans la maçonnerie extérieure des chapelles de Notre-Dame de Montbrison, ajoutées après coup vers le commencement du XVIe siècle, mais ces matériaux proviennent vraisemblablement de la percée des murs correspondants des collatéraux.
(3) Le calcaire de Rufiieu était également utilisé comme pierre à chaux au milieu du XVe siècle (V. l’abbé Renon. Chronique de Notre-Danse d’Espérance, p. 167). Une nouvelle exploitation eut lieu au commencement de ce siècle, mais elle fut promptement abandonnée.
Il ne semble pas, d’après nos constatations du moins, que le calcaire de la colline de Ruffieu, laquelle faisait jadis partie du domaine particulier de nos comtes, ait servi au moyen-âge pour des constructions privées. Chaque pierre de cette provenance égarée à distance de son lieu d’origine, chaque moellon ancien réemployé dans de nouvelles bâtisses, constitue donc, en réalité, un véritable document de l’histoire particulière de notre province, à l’époque féodale.

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L’emploi du calcaire pour les profils et les rares sculptures de nos monuments avait toutefois cessé longtemps auparavant. En effet nous voyons, au deuxième tiers du XIIIe siècle, les colonnettes, en calcaire blanc de Ruffieu, du portail des Cordeliers de Montbrison, coiffées de chapiteaux en calcaire jaune tiré, croyons-nous, du Roannais ; ces chapiteaux eux-mêmes sont surmontés d’entablements et de voussures en grès houiller de Saint-Etienne. Au XIVe siècle, le même grès houiller, plus friable que notre calcaire, est employé concurremment avec lui au portail de Sainte-Eugénie de Moind. Au commencement du XVe siècle, le granit à grain fin remplace presque totalement le calcaire dans les moulures de Notre-Dame. Vers le milieu du même siècle, le granit à grain fin et le grès houiller servent uniquement à l’édification du beau portail de Notre-Dame. Enfin, vers le commencement du XVIe siècle, on emploie encore le grès pour quelques fenêtres du prieuré de Cliandieu et trois chapelles de Notre-Dame, mais depuis cette époque, le granit commun, mieux apprécié, a repris dans nos grandes constructions publiques, sinon dans les édifices privés pour lesquels le grès resta longtemps en faveur, la place prédominante et même exclusive qui aurait du toujours lui appartenir (1).

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(1) Cette sorte de réhabilitation du granit est justifiée par sa résistance absolue aux influences climatériques et par l’excellent parti qu’on a su en tirer pour les constructions de nos montagnes où il a été, de tous temps, employé à l’exclusion de tous autres matériaux.

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Je termine ces remarques sur la carrière de Ruffieu en signalant l’intérêt que peut présenter l’étude des matériaux de construction, spécialement pour les édificés ou les ruines qui ne présentent pas de
caractère architectonique tranché. L’archéologue qui, en s’aidant des textes connus ou inédits, se livrerait à ce travail en apparence ardu, qui emploierait parallèlement ses loisirs à rechercher les carrières abandonnées du moyen-âge, à déterminer leurs débouchés et à examiner les conditions spéciales d’extraction et de transport de leurs matériaux à cette époque souvent troublée, serait, j’en ai la certitude, amplement dédommagé de ses labeurs par les découvertes historiques intéressantes qu’il ne manquerait point de faire. Puisse donc cette étude exercer un jour la sagacité de quelques-uns de nos collègues !

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