BD, Tome LIX, Patrimoine et culture au miroir des bibliothèques de la Diana, pages 5 à 42, La Diana, 2000.

 

PATRIMOINE ET CULTURE AU MIROIR DES BIBLIOTHEQUES DE LA DIANA

( 1862 – 1914 )

Communication de MM. Gérard AVENTURIER et Edouard CROZIER (1)

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La notion de patrimoine ne cesse de s’élargir en même temps que se diversifient les méthodes pour mieux le connaître et l’investir. En 1998 et 1999, cinq communications à la Diana auront traité de diverses composantes patrimoniales de la Société : le patrimoine matériel évoqué avec les céramiques à vernis plombifère et les fibules du musée archéologique ; les objets dits immobiliers parce que liés de manière quasiment indissoluble à leurs supports » (2) , symbolisés par la vožte et la frise armoriées de la salle héraldique ; le patrimoine construit représenté par la commanderie Saint-Jean-des-Prés et aujourd’hui le patrimoine écrit. En 1987, Jean Bruel avait distingué dans un rapport sur le patrimoine intellectuel rassemblé à la Diana « bibliothèques foréziennes et archives » (3). Toutes ces classifications procèdent autant par l’opposition que par la caractérisation des types de patrimoine. Le patrimoine écrit diverge du patrimoine oral, le patrimoine intellectuel du patrimoine matériel, le patrimoine construit du patrimoine naturel.

La construction de ces catégories, peut-être artificielle, révèle « l’ intérêt porté de nos jours à toutes les sortes de patrimoines » (4) Pour le livre, la valeur patrimoniale des fonds anciens ne peut être appréhendée sans la connaissance historique de leurs origines, généralement les confiscations révolutionnaires, et sans la révélation de la mise en ordre des collections au XIXe siècle. Dans ces temps-là, les bibliothèques de la ville de Montbrison et de la Diana subirent, comme nous le verrons, les servitudes de l’héritage révolutionnaire. La coexistence de deux bibliothèques à la Diana, à partir de 1866, fait surgir la nécessité d’une extension des bâtiments et des disparités entre la municipalité et la Société en raison de leur engagement inégal dans la protection du patrimoine livresque. Un énorme dossier des Archives nationales (5) qui n’a pas encore été exploité pour l’histoire du Forez, semble-t-il, présente le point de vue et les décisions de l’autorité de tutelle des bibliothèques publiques, confrontée à des vicissitudes historiques et matérielles. Ces documents, croisés avec ceux des Archives municipales et de la Diana, permettent de mieux restituer les choix, les efforts ou les blocages des trois parties prenantes. Comme les archives nationales ou locales retracent la gestion des bibliothèques de Montbrison, Roanne, Saint-Etienne jusqu’à 1914, elles sont une invitation à tirer de la fréquentation des structures publiques des indices pour le développement culturel de chaque ville. A la fin du siècle, Montbrison a-t-elle connu un déclin intellectuel après le recul de son rôle administratif et politique ?

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1 – Texte : G. Aventurier, plans : E. Crozier.

2 – Eliane Viallard : Introduction au patrimoine dans Collection Patrisources, Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur les structures régionales, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1998, P. 17.

3 – Ibidem, p. 18. la distinction plus ancienne entre manuscrits et imprimés a été abandonnée.

4 – Ibid., p.21.

5 – Archives nationales, dossier F17/17355.

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LES DEFIS DU XIXe SIECLE

Tel est le titre, à part la mention du siècle induite par le contexte, donné par Dominique Varry à la tâche colossale qui attend bibliothécaires et conservateurs au XIXe siècle (6). Des millions de volumes (dix millions ? quinze millions ?) ont été enlevés dans les bibliothèques des couvents, des sociétés savantes, des condamnés, des émigrés. Une partie seulement est arrivée dans les fonds publics. « On ne connaîtra jamais l’ampleur réelle » (7) des détournements, des vols, des destructions, des ventes, des échanges des « prétendus doubles », des restitutions. Amoindrie du point de vue quantitatif, la transmission du patrimoine s’est accompagnée d’une « grave atteinte à la cohérence des fonds » . Or, très rapidement, l’Etat se dŽésengagea de ses responsabilités, et une décision du Premier Consul mit le 8 pluviôse an Xl (29 janvier 1803) « les bibliothèques à la disposition et sous la surveillance des municipalités« . L’adjoint au maire de Montbrison présente le fonds municipal comme « une collection de livres provenant de diverses communautés religieuses et de la Ville formant en majeure partie des ouvrages incomplets de vieilles éditions, concernant la Théologie, le genre ascétique et la controverse du dernier siècle » (8) . Les choix de conservation s’éclairent par la formation et les transformations des fonds ainsi que par le rôle des premiers bibliothécaires. Pour conserver, il était impérieux de classer et de cataloguer – ce sera notre deuxième objet d’étude – mais sauvegarder quoi ? L’ultime défi, l’organisation du métier de bibliothécaire, représente le préalable décisif à l’ouverture des bibliothèques au public.

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6 – Dominique Varry : Les défis du siècle dans Histoire des bibliothèques françaises. éditions Promodis et Cercle de la librairie, 19881992, tome III « Les bibliothèques de la Révolution et du XIX° siècle : 1789-1914, sous la direction de Dominique Varry, p. 102-105.

7 – Dominique Varry, op. cit., p. 238.

8 – Archives départementales de la Loire, T 693. Lettre au préfet de la Loire du 19 mai 1821. Thomas Rochigneux, bibliothécaire de la Diana, range dans la théologie ascétique et mystique les livres d’édification, les livres d’exercice de piété et de méditation chrétienne, les règles et devoirs de religion ainsi que les ouvrages de discipline ecclésiastique.

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Des fonds bouleversés

Pour comprendre les mises au rebut dans une politique de conservation, il faut connaître l’importance et la composition des collections redistribuées, les dégradations subies par les livres au cours de leur transit et les compétences de leurs « gardiens » avant l’ouverture des bibliothèques. Les inventaires de livres antérieurs à 1820 sont donnés à titre comparatif pour les trois principales villes de la Loire et réorganisés par nos soins en fonction des cinq catégories des libraires de Paris (9). Ils mettent en évidence les dominantes des fonds issus des saisies révolutionnaires.

 
Monthrison (10) 26 juin 1818
Saint-Etienne 22 janvier 1819
Roanne (11) 1er février 1813
 
vol.
%
vol.
%
vol.
%
Théologie
4418
69,03
542
43,85
2733
36,88
Droit
310
4,84
102
8,25
517
6,98
Histoire
931
14,55
243
19,66
2629
35,47
Sciences et Arts
295
4,61
96
7,77
570
7,69
Belles-Lettres
446
6,97
253
20,47
962
12,98
Total
6400
 
1236
 
7411
 

Si on ajoute le droit canon et « l’histoire sacrée » ˆ la théologie, la masse prééminente de livres religieux caractérise tous ces fonds légués par la Révolution : 43,85 % à Saint-Etienne, 46,11 % à Roanne et 76,55 % à Montbrison. Michel Bernard, bibliothécaire de la ville de Montbrison, dans un rapport à son ministre du 19 mai 1845, précise l’origine du premier fonds. « Il a été formé par des dépôts de livres provenant des maisons religieuses supprimées lors de la révolution, notamment la Bibliothèque des Oratoriens de Montbrison, de deux petits prieurés de Bénédictins (12), et des Couvents de Capucins et de Cordeliers de la même ville ». Les livres furent transportés dès l’an X (1802) des bâtiments de l’administration centrale du département (13) (sous-préfecture actuelle) dans ceux du couvent des Ursulines (collège Victor de Laprade) (14) . Mais entre temps et avant 1795, ces livres avaient été déposés dans des lieux non aménagés, appelés pompeusement « dépôts littéraires » et laissés dans l’incurie la plus totale. Michel Bernard invoque les « débris de collections de livres épars et dépareillés jetés pêle-mêle dans des dépôts où ils n’étaient pas même à I’abri des plus pernicieuses influences atmosphériques« . L’église Saint-Pierre de Montbrison où les membres du jury d’instruction publique de l’Ecole centrale de Roanne trouvent le 22 mars 1800 « la porte et la croisée du dépôt ouvertes et quantité de livres épars ça et là, tant sur les rayons que sur le carrelage » (15), est l’illustration de ce désordre. Le logement de ces collections dans les nouveaux collèges de Montbrison, Saint-Etienne et l’ancien collège des jésuites de Roanne offre une sécurité relative, non un cadre de conservation et d’entretien. A Roanne, Artaud de Viry, directeur de la bibliothèque, se rappelle avoir vu dans son enfance, en 1814, « les greniers encombrés d’un nombre informe de volumes non classés, disparus rapidement sous l’action destructrice des élèves attirés par l’appât des couvertures de parchemin » (16) . A Saint-Etienne, il n’y a aucun moyen de rendre la bibliothèque publique, la ville qui vient d’ouvrir son collège « ne peut augmenter (ses sacrifices) pour le moment » (17), c’est-à-dire en 1818. A Montbrison, Monsieur Mougin, conseiller municipal, bibliothécaire nommé en 1813 sans indemnité, entretiendra des rapports de plus en plus difficiles avec les principaux, en particulier avec Monsieur Moret, qui en 1820 revendique la bibliothèque qu’il héberge comme propriété du collège. L’examen de l’évolution des collections (18) permettra de mieux cerner le rôle des bibliothécaires bénévoles qui en assument le maintien :

 
Fonds initial
Variations entre 1820 et 1860
Variations en 1860 et après
 
 

dates

fonds
dates
fonds
Montbrison
6400 volumes (1818)
1845:
731 titres
1860:
891 titres
 
 

1851:

6037 vol.
 
 
 
 
 
823 titres
 
 
Saint-Etienne 1296 volumes (1819)
1842:
2791 vol.
1861:
7939 vol.
   
1844:
4525 vol.
 
 
Roanne 7411 volumes (1813)
1821:
8959 vol.
1881:
9500 vol.
   
1856:
6975 vol.
 
 

A Roanne, Lapierre, le seul bibliothécaire officiel de ces années-là (1813-1835), empêche le dépérissement du fonds. A Saint-Etienne, le Mercure Ségusien doit lancer en 1827 une souscription pour l’ouverture de la bibliothèque ; le fonds ne gonflera qu’avec le fonctionnement régulier de celle-ci à partir de 1843. A Montbrison, le rapport de 1851 du Ministère souligne que « le fonds premier de la bibliothèque a été formé en 1834 des débris des anciennes bibliothèques religieuses du pays, retrouvés et recueillis par M. Bernard aîné, alors bibliothécaire à titre purement gratuit« . Monsieur Michel Bernard (1806-1864), imprimeur-libraire à Montbrison, exercera ses fonctions « dans le petit séminaire appelé collège » de 1834 à 1842 (19). ll réussit à obtenir des restitutions importantes de livres, « par suite, écrit-il, des bonnes dispositions de plusieurs familles« . Parmi celles-ci, il cite « l’honorable famille du baron de Meaux« . Michel Bernard, comme tous les bibliothécaires de cette époque, va se heurter à l’absence de budget pour les acquisitions et à l’encombrement des « doubles » ou des ouvrages inadaptés aux besoins des lecteurs. Les concessions de livres par le Ministère ne peuvent assurer un accroissement raisonnable ou un renouvellement justifié du fonds (20). L’arrêté de nomination de Michel Bernard prévoit que « la bibliothèque sera formée tant sur le produit de la vente des vieux livres ascétiques et ouvrages de Droit canon (…) que sur les sommes que le conseil Municipal pourra voter chaque année » Dès 1821, la Mairie avait demandé l’autorisation « d’échanger les exemplaires doubles, les vieilles éditions et les ouvrages peu utiles« . En raison des abus commis dans le premier tiers du siècle, l’autorité de tutelle se montre particulièrement méfiante vis-à-vis de ces initiatives. L’ordonnance du 22 février 1839 interdit l’aliénation des doubles, lorsqu’ils appartiennent à une « édition différente d’un même ouvrage » et soumet les échanges à l’approbation de l’lnspection générale. Celle-ci ne manquera pas, cinquante après, de rappeler ces principes à Monsieur Rochigneux.

Au-delà de ces préoccupations matérielles commence à se manifester le désir de faire évoluer le fonds en fonction des activités de la ville. Dans son rapport de 1845, Michel Bernard voudrait pour une ville judiciaire plus de livres de jurisprudence et « des collections plus complètes » pour que le nombre de lecteurs s’accroisse rapidement. Le Mercure Ségusien du 18 janvier 1827 souhaite « un fonds orienté vers la technique pour une ville à vocation industrielle » (21). Les fonds des trois bibliothèques présentées ont-elles bénéficié d’un enrichissement dans ces perspectives par rapport aux données du premier tableau (il s’agit d’accroissements proportionnels et non en données brutes) ?

 
Montbrison variations 1818 / 1860 (22)
Saint-Etienne 1813 / 1861(23)
Théologie
– 55,90 %
– 35,56 %
Droit
– 2,37 %
+ 0,98 %
Histoire
+ 25,86 %
+ 25,20 %
Sciences et Arts
+ 25,69 %
+ 16,84 %
Belles-Lettres
+ 6,72 %
– 7,46 %

Les collections obéissent à une laïcisation et à la consécration de l’histoire comme discipline scientifique. Michel Bernard n’a pu développer ses vues en faveur du droit; l’allocation municipale de 200 F, mentionnée dans le rapport de 1851, ne sert qu’à l’entretien de la bibliothèque. A Saint-Etienne, le bibliothécaire La Tour-Varan peut, à la même période, déplorer des lacunes graves en Chimie, Géologie, Minéralogie et Mécanique. Cette simple notification de pourcentages appellerait une étude comparative des titres en début et milieu de siècle (24) Elle masque sans doute les mouvements réels à l’intérieur des fonds. Ainsi, de 1842 à 1860, la bibliothèque affiche un accroissement de 160 titres, manuscrits et imprimés réunis Or les listes d’enregistrement des nouveaux ouvrages et manuscrits, tenues ponctuellement par Michel Bernard (25) , donnent en volumes une quantité supérieure d’entrées:

– 267 fournis par concession (199 par le ministère de l’lnstruction publique, 10 par l’lnstitut,15 par la Justice, 29 par le ministre de l’lntérieur, 14 par le Conseil général)

– 115 par dons

– 133 acquis par la ville et 28 d’origine inconnue

soit au total 529 volumes correspondant, selon les ouvrages reçus ou acquis, à plus de 160 titres. ll y a eu des modifications du fonds, échanges, mises au rebut, dont nous ne pouvons présumer dans le détail.

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9 – Mode de répartition des ouvrages dans la librairie d’Ancien Régime. Le droit canonique est intégré au droit, l’histoire ecclésiastique à l’histoire, la philosophie aux sciences et arts.

10 – Les préfets répondent à une circulaire du ministre de l’intérieur an date du 19 novembre 1812 qui leur demandait les catalogues des bibliothèques de leur département.

11 – Inventaire de Roanne: Archives départementales de la Loire, T 696; inventaires de Montbrison et de Saint-Etienne, A.D.L., T 693.

12 – Il s’agit probablement des bénédictins de Bonlieu, de l’ordre de Cîteaux et des bénédictins de Pommiers. Il faut ajouter entre autres les 1400 volumes des capucins de Saint-Bonnet-le-Château aux 5000 volumes et 400 volumes des oratoriens et capucins de Montbrison.

13 – La bibliothèque du district, dont nous possédons le devis (11 février 1795), ne put s’établir faute d’argent, sur les « ruines » de l’ancienne chapelle des Oratiens. Le Conseil général, jusqu’à 1856, siègera à cet emplacement.

14 – Lettre de la mairie de Montbrison au préfet le 19 mai 1821.

15 – Archives départementales de la Loire, T 693.

16 – Catalogue de la bibliothèque de Roanne, Roanne; Imprimerie Sauzon, 1856. Notice par Artaud de Viry.

17 – A.D.L, T 693. Lettre du sous-préfet en adte du 10 mars 1818.

18 – A.D.L., T 693 et T696 ainsi qu « Elements pour une histoire de la bibliothèque municipale de Saint-Etienne » réunis en août 1981 par Michel Achard et Archivesnationales, F17/17355.

19 – Arrêté de nomination du 1er décembre 1834.

20 – C’est ainsi que du 6 mars 1815 au 23 septembre 1830, Montbrison a reçu 83 ouvrages, Roanne 96 et en 1830 Saint-Etienne 84 volumes. Si l’on s’en réfère à Monbrison, ces ouvrages ont un caractère pratique, comme Moyen d’empêcher la vigne de couler, ou éducatif , comme Simon de Natua ancêtre lointain en 1813 du Tour de France par deux enfants.

21 – Christine allirand: La bibliothèque municipale de Saint-Etienne (1795-1960), Mémoire de maîtrise sous la direction du professeur Merley, 1988. A.D.L, 37 J 118.

22 – Catalogue alphabétique de la bibliothèque de la ville de montbrison. extrait abrégé…, Montrbison, imprimerie Conrot, 1860.

23 – Michel Achard, op. cit.

24 – Pour une connaissance du contenu du fonds, cf. Alain Collet: Catalogue des livres du XVIe siècle conservés dans le fonds ancien municipal de Montbrison, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1994, Gérard Aventurier : « Bibliothèques religieuses et Jansénisme en Forez », Bulletin de la Diana année 1995, tome LIV, n°6, et Madeleine Pegon :  » Montbrison, bibliothèque municipale » dans Patrimoine des bibliothèques de France, Auvergne, Bourgogne, Rhône-Alpes, Payot 1995, p. 162-163.

25 – Archives de la Diana. Liste d’Enregistrement des Ouvrages manuscrits livrés au Conservateur de la Bibliothèque de Montbrison pour être placés dans cette Bibliothèque. Registreouvert le 8 septembre 1842 par Monsieur Bernard aîné, Conservateur de la Bibliothèque.

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Classer et cataloguer

La problématisation malaisée de la conservation dans la première moitié du XIXème siècle a fait achopper les tentatives de catalogage. Le catalogue, naturellement, outrepasse les buts de l’inventaire. Lapierre, esprit curieux, multiplie jusqu’en 1830 les répartitions par grandes divisions en les accompagnant parfois de la recension des titres d’ouvrages. Le bibliothécaire roannais qui mériterait une biographie agit plus par passion pour la science que par compétence bibliographique (26). Si le catalogue a une fonction de rangement, il a surtout valeur de révélateur du patrimoine écrit par les apports de ses descriptifs techniques. En second lieu, il est pour le consultant une aide à la recherche et un instrument d’informations multipliées. C’est cet aspect auquel s’attache Michel Bernard quand il élabore en 1845 un triple document: « catalogue systématique; catalogue dictionnaire par ordre alphabétique; catalogue mixte, divisé d’après l’ordre systématique en sections où les ouvrages sont classés alphabétiquement« . Pour le catalogue systématique, il a repris le système des libraires de Paris, connu sous le nom de système Brunet (27) ; des bulletins mobiles permettront d’intercaler les nouveaux ouvrages.

Michel Bernard n’a pu effectuer ces classements méthodiques que lorsque des locaux ont été affectés à la bibliothèque, c’est-à-dire de 1842 à 1865. Une bibliothèque peu ou mal aménagée ou surencombrée est source de complications pour le catalogage ; c’est pourquoi Lapierre juge en 1830 son classement « provisoire et imparfait« . D’autres obstacles peuvent surgir : Michel Bernard attend le retour de nombreux ouvrages théologiques de la bibliothèque, qui « se trouvent au pouvoir des membres du Clergé desquels (il reçoit) la promesse de restitution » Dominique Varry signale que l’instauration d’une inspection générale a changé les règles. Chaque rapport annuel consacre une rubrique aux catalogues. Dans ces années 1840-1860, le poids de l’autorité centrale se fait sentir dans ce domaine. La Tour-Varan fait établir à son entrée en fonctions en 1842, alors que la bibliothèque ouvre enfin trois jours par semaine, un catalogue par classes. Les premiers catalogues imprimés sont l’oeuvre pour Roanne du bibliothécaire Augagneur en 1856 et pour Montbrison de Michel Bernard en 1860. Les bibliothèques sont passées du dépôt de livres à la structure de conservation et de classement. La logique des appellations qui amenait le maire de Montbrison à qualifier son fonds de « dépôt appelé improprement bibliothèque » (28) a été heureusement inversée.

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26 – Cf. Paul Beaujard : Sont réputées écoles…, C.D.D.P de la Loire, 1993, P. 46-49.

27 – Jacques-Charles Brunet a donné au XIXe siècle plusieurs éditions successives de son ouvrage Manuel du libraire et de l’amateur de livres.

28 – Lettre du 4 janvier 1844 de Monsieur de Meaux au préfet.

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L’émergence d’une profession

La mise en place presque simultanée de véritables bibliothèques publiques à Saint-Etienne et à Montbrison s’inspire d’expériences, de services et de fonctionnaires comparables. Un premier parallélisme est à relever entre la nomination de La Tour Varan le 28 septembre 1842 et la confirmation de celle de Michel Bernard, le 20 janvier 1842, après une période probatoire. A Saint-Etienne, en 1831, Monsieur Brun, bibliothécaire, réunit tous les livres à l’Hôtel de Ville et les classe ; il démissionne en 1832. Le 13 mars 1834, la bibliothèque ouvre, à l’Hôtel de Ville, un jour par semaine, mais le lancement échoue sans doute faute d’un bibliothécaire capable. A Montbrison, en 1834 également, Michel Bernard effectue ses premiers prêts (29) dans le dépôt du fonds municipal au petit séminaire, mais il ne dispose pas d’une salle spécialisée. ll en bénéficie en 1842 quand la bibliothèque « est établie dans la partie nord-est de l’hôtel de ville (…), éclairée par cinq grandes fenêtres ouvertes au sud et à l’est« . A l’intérieur, la grande salle de la bibliothèque est garnie de boiseries formant une suite d’armoires vitrées « très favorables à la conservation des livres« . Une seconde salle est affectée en partie au service de la bibliothèque, en partie « au placement des tableaux, sculptures et autres objets d’art dont (Michel Bernard) forme une collection« . La création d’un poste rémunéré de bibliothécaire signe aussi la naissance réelle de la bibliothèque : la municipalité fixe le traitement de Michel Bernard à la somme annuelle de quatre cents francs à partir du 1er janvier 1842. Il perçoit cent francs de moins que l’agent de police ; comme la bibliothèque n’ouvre qu’un jour par semaine, il est fonctionnaire à temps partiel. En fait, le bénévolat anime aussi l’exercice de ces fonctions: il remplit gratuitement celles de conservateur des objets d’art, selon l’arrêté municipal du 18 mai 1844 (30) . ll ouvre la bibliothèque, en dehors de son service, le lundi « aux mêmes heures pendant lesquelles le public est admis« . Avec l’autorisation du maire, il a mis au service des visiteurs étrangers une pièce de son appartement et les livres de sa petite bibliothèque particulière. Service public et service privé se confondent encore. Il n’est pas étonnant que le préfet, dans sa transmission du catalogue mixte en 1845 au ministre de l’lnstruction publique, souligne son « aptitude spéciale, son dévouement, son désintéressement (…), le sacrifice gratuit de son temps« . Ces bibliothécaires pionniers sont aussi transcendés par leur foi dans le développement culturel et moral au moyen du livre. Michel Bernard entend faire de son établissement, conformément aux dispositions de 1839, « un foyer d’lnstruction et de moralisation« . Monsieur de la Tour Varan affirme que la bibliothèque « doit remplacer les cafés, maintenant qu’il n’y a plus de cabinets de lecture » (31) . L’accès aux bibliothèques publiques est nécessairement gratuit.

En 1842-1843, l’ouverture des deux bibliothèques représente encore un service public limité dans le temps et l’étendue des prêts. La bibliothèque de Montbrison ouvre le jeudi de 15 heures à 18 heures, puis jusqu’à 19 heures. Le 4 janvier 1843, la bibliothèque de Saint-Etienne ouvre ses portes aux lecteurs. Elles les accueille les jeudi, vendredi, dimanche de dix heures à midi et de dix-huit heures à vingt-et-une heures, puis le lundi à la place du vendredi ; c’est un horaire convenant mieux au public qui travaille. Saint-Etienne est mieux doté que Montbrison en crédits d’achats de livres et d’entretien de la bibliothèque: 900F en 1845, 1200F en 1849 ; Montbrison ne donne que 200F, pour l’entretien seulement. Ces bibliothèques sont des bibliothèques de consultation sur place, les statistiques le prouvent bien comme nous le verrons. Le prêt extérieur est réduit : à Saint-Etienne, selon l’article du règlement, aucun livre « ne pourra être prêté sans autorisation du maire » ; à Montbrison, la bibliothèque est autorisée « à prêter au dehors les livres d’étude qui ne sont pas dans le commerce ordinaire de la librairie« . Que font encore ces bibliothécaires ? Le catalogage est une de leurs tâches les plus absorbantes et les plus urgentes, selon l’ordonnance Salvandy de 1839. A Saint-Etienne, La Tour-Varan établit un catalogue systématique et un catalogue alphabétique selon la méthode Brunet. Il dispose du mois d’août ou de septembre pour la mise à jour du catalogue. A Montbrison, Michel Bernard apporte tout son soin aux manuscrits et livres les plus anciens, 94 ouvrages manuscrits, 35 manuscrits précieux, 21 paléotypes ou incunables d’après le rapport de 1851. Il en a effectué un classement par siècle et par ordre alphabétique. Le manuscrit de l’Histoire des ducs de Bourbon et des Comtes de Forez de Jean-Marie de la Mure, retrouvé par Auguste Bernard, et la copie aquarellée de La Pastorelle de Loys Papon donné par le Comte de Persigny figurent parmi les pièces maîtresses. Le bibliothécaire ajoute au catalogue spécial des incunables un catalogue des imprimés et manuscrits « relatifs à l’histoire de notre localité ou provenant d’hommes du pays » (92 ouvrages). De 1842 à 1863, sans doute sous l’influence de Michel Bernard, la ville acquiert le quart des volumes nouveaux : des ouvrages scientifiques (astronomie, chimie, électricité, médecine), d’économie politique, d’histoire. Elle reçoit des dotations du ministère de l’lnstruction publique à raison de cinq à quinze ouvrages par an, et bénéficie de dons comme l’Encyclopédie par M. du Chevalard. La bibliothèque municipale connaît un accroissement régulier et à peu près équilibré: 150 titres de 1845 à 1860, produit de la conjonction de salles adaptées aux livres plus qu’aux lecteurs et de l’émergence d’une véritable profession, celle de bibliothécaire en la personne de Michel Bernard.

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29 – Nous le savons par le cahier de prêts ouvert en 1839 qui mentionne l’antériorité du système sans que le calepin témoin nous soit parvenu.

30 – Monsieur Bouvier est alors le premier magistrat de la commune; Monsieur Désarmaud était le maire de la ville en 1842.

31 – Christine Allirand, op. cit., p. 53.

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PROBLEMATIQUE DES BIBLIOTHEQUES JUMELEES

Le cahier de prêts à la bibliothèque de l’Hôtel de Ville de Montbrison, tenu par Michel Bernard, s’arrête au 30 avril 1863 et le bibliothécaire meurt l’année suivante. C’est son gendre, Pierre-Louis Gras, qui lui succède, après une année de suspension des prêts entre le 30 avril 1863 et le 30 avril 1864. Les sorties d’ouvrages de la bibliothèque municipale à l’Hôtel de Ville ne se prolongeront pas au-delà de juin 1866. C’est l’année où a lieu la restauration de la salle de la Diana qui a « pour objet principal l’établissement d’une bibliothèque forézienne » comme le déclare le compte rendu du conseil municipal le 1er décembre 1866 (32). La conjonction de ces deux événements va changer radicalement la gestion, et d’abord l’emplacement de la bibliothèque municipale, amorce de son adjonction à la bibliothèque de la Diana et à la passation d’une convention en 1876, liée également à l’acquisition de la maison Latour-Durand. Malgré cette extension, le développement des fonds par transfert ou accroissement appelle, dans les années 1890-1900, de nouveaux investissements qu’encourage le dégagement d’espaces fonciers pour la création de la Caisse d’Epargne. Dans une troisième phase, la municipalité répondra jusqu’en 1914 aux pressions de l’lnspection générale des bibliothèques (33) par les promesses d’une bibliothèque autonome sur le plan de l’implantation et de l’administration. Ce sont cinquante années de cohabitation resserrée, de choix patrimoniaux ou d’échappatoires budgétaires, de tensions pour la municipalité avec le ministère de tutelle.

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32 – Archives municipales de Montbrison. Dossier-copie des délibérations du conseil municipal entre 1865 et 1898 se rapportant à la Diana.

33 – Archives nationales, F 17/17355. Le dossier comprend les enquêtes annuelles fournies par les bibliothécaires, les rapports de l’Inspection générale, les comptes rendus des comités locaux d’achat de livres, les concessions de livres, les catalogues, des renseignements divers et des notices sur les bibliothèques.

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Le projet de réunion

La perspective de transfert du fonds municipal à la Diana ne s’ébauche pas à la fondation de la société par le duc de Persigny, marquée par la séance inaugurale du 29 août 1862. Les velléités de regroupement naissent dès que la ville se pose comme propriétaire et restauratrice de la salle héraldique, même si elle l’a acquise avec le don de 6000 F apporté par Persigny. Les travaux exécutés de restauration du « Monument » s’élèveront à 85631,39F, somme sur laquelle la ville paiera, subventions déduites, 17124,73 F (34) dont 4405,10 F imposés par décision de justice en 1872 (35) comme solde de travaux dûs à Monsieur Lambert. La restauration a duré de l’été 1863 à l’été 1866. Dès le 28 octobre 1865, le conseil municipal ramène le budget d’entretien de la bibliothèque et d’achats de 300 à 200F, réduction commandée par la situation nouvelle sur le plan du patrimoine forézien et par une attente: « la bibliothèque de la société de la Diana suppléera avantageusement I’insuffisance de celle de la ville« . Un an plus tard, le 1er décembre 1866, la municipalité se juge autorisée par sa contribution et par son statut de propriétaire à « donner à sa bibliothèque une place à côté de celle qui a pour objet notre histoire provinciale« . Opportunité budgétaire et opportunité culturelle peuvent se conjuguer. L’avantage d’une bibliothèque unique, qui mettra « à la disposition des lecteurs un vaste champ d’instruction » apparaît comme « une importante amélioration » sans entraîner de nouveaux frais pour le budget municipal. La ville se garde de « proposer une fusion pure et simple ». Elle entend exercer, « pleins et entiers, ses droits de propriétaire » en faisant réserver dans la salle de la Diana un espace bien délimité au fonds municipal et en procédant à son inventaire. Elle assume les charges de propriétaire en garantissant par une assurance les bâtiments reconstruits pour une valeur de 10000F et pour la même somme la bibliothèque et le mobilier de la Diana (36) . Le déménagement du fonds ne sera pas total ; les ouvrages qui proviennent d’anciennes bibliothèques conventuelles et qui « ont pour objet des discussions théologiques sur des questions de dogme depuis longtemps jugées » seront laissés en dépôt dans les vitrines supérieures de la bibliothèque de l’Hôtel de Ville (37) , comme les ouvrages jansénistes.

Comment, face à ces projets de rapprochement des fonds et d’unification du personnel, s’organise la bibliothèque de la Diana ? Philippe Sentis a retracé la genèse de sa phase fondatrice (38) . La délibération du comité exécutif du 20 janvier 1863 astreint la société à consacrer ses ressources exclusivement à la constitution de ses collections (39). Persigny songe à réunir les livres et manuscrits relatifs à l’histoire du Forez et aux Foréziens sans négliger d’autres sources documentaires comme « titres et actes anciens, chartes, sceaux, plans, dessins, vues, portraits, cartes…« . Le schéma de création répond à celui que Frédéric Barbier trace des « bibliothèques de sociétés savantes » : « la création et l’entretien d’une bibliothèque qui se rencontrent pratiquement toujours dans les buts spécifiques des sociétés, et ce d’autant plus fréquemment que la plupart de celles-ci se font également éditrices publiant des collections de Mémoires, un bulletin… » (40). Le fonds initial de la Diana est formé par la bibliothèque de Monsieur Nicolas, achetée au prix de cinq mille francs. Les auteurs foréziens donnent leurs ouvrages; le secrétaire M. Majoux, maire de Montbrison, procède à une trentaine d’acquisitions lors des premiers exercices annuels. Alors que Persigny en 1866 souhaite une société « très sobre d’acquisition » et des achats attachés à une connaissance des sources de l’histoire du Forez, la bibliothèque se partage entre histoire forézienne et histoire des provinces et de la France. Quantitativement, la bibliothèque de la Diana s’enrichit beaucoup plus rapidement que celle de la ville qui ne dispose d’aucun crédit d’achat, pendant que la société dépense à ce titre entre 1861 et 1870 la somme de 29305 F. Le rapport de Vincent Durand de 1898 (41) fixe l’étendue de l’accroissement de la Diana en imprimés :

1865 : 1500 ouvrages correspondant à 3000 volumes selon le catalogue publié en 1865 par l’archiviste Louis-Pierre. Gras

1870 : 1800 ouvrages environ pour 3400 volumes.

L’on peut partager avec une certaine réserve l’optimisme culturel de V. Durand qui conclut à la complémentarité la plus utile des fonds de la ville et de la Diana. Par exemple, les Sacro-sancta concilia de Labbé (42) du premier fonds éclairent sur le plan liturgique les informations historiques de la Gallia Christiana qui figure dans la vitrine, partie sud-est. Pour la constitution des archives, Philippe Sentis a montré que la réussite de la Diana reposait, encore plus que dans le domaine des publications, sur la générosité complice de ses membres. Création d’un fonds, équipement d’une salle et nomination d’un bibliothécaire constituent le triptyque minimal de toute structure de lecture publique. La municipalité réalise des économies sur ce poste unique de bibliothécaire, qu’elle finance annuellement sur la base de 200F et la Diana sur celle de 1000F, à partir du 1er janvier 1880. Le premier titulaire est le secrétaire de la société d’agriculture de Montbrison, Monsieur Garnier, puis à partir du 12 septembre 1881, Thomas Rochigneux exercera les fonctions pendant de longues années.

Quelle place matérielle et intellectuelle va prendre la bibliothèque municipale dans cette organisation patrimoniale en développement ? Son transfert, esquissé dès 1865, va s’effectuer dans la lenteur et la division. Au conseil municipal du 8 novembre 1872, M. Rey indique qu’une partie des livres, celle qui présente le plus d’intérêt, a été transportée à la Diana. Pourtant, le regroupement n’a pas encore fait l’objet d’un « récolement estimatif » (43), selon les voeux du conseil d’administration à la Diana du 11 juin 1874. La juxtaposition organisée des fonds semble se concrétiser en 1875 quand elle devient l’enjeu du premier projet d’extension avec l’acquisition de la maison Latour-Durand. Le 25 juin 1875, le maire Paul de Quirielle obtient de l’lnstruction publique grâce à la médiation de Camille de Meaux, ministre de l’Agriculture, une subvention de 5000F pour l’acquisition de la maison Latour-Durand, qui borde au nord la salle de la Diana. Le nouveau bâtiment servira à caser des livres qui ne pourraient trouver place dans la salle héraldique et à loger le concierge et le bibliothécaire. Le maire reconnaît, dans cette délibération du 17 novembre 1875, que les livres de la bibliothèque municipale « ne sont plus accessibles au public par suite de l’installation des bureaux de la mairie dans les salles de l’ancienne bibliothèque« . Celle-ci est restée en sommeil au moins de 1866 à 1875. Le montant de l’acquisition, des réparations et déménagements s’élève à 9850F dont la mairie doit régler sa part onéreuse par un amortissement calculé sur sept ans. Pour réglementer la jouissance commune entre la société de la Diana et la ville de Montbrison un « projet de traité » est élaboré. ll est passé le 15 avril 1876 entre le premier magistrat de la commune, Paul de Quirielle, et Claude-Philippe Testenoire-Lafayette, président de la Diana. En sa qualité de nu-propriétaire, la ville doit verser les primes d’assurance qui couvrent les bâtiments et également les collections de la Diana (44), car en cas de dissolution de la Société, c’est la ville qui en deviendrait propriétaire selon l’article 2. En application de la décision du conseil municipal, prise le 3 décembre 1875, le maire fera partie de droit du comité exécutif de la Diana. La ville, selon l’article 4, confie la bibliothèque municipale à la société de la Diana… « sans qu’on puisse lui consacrer moins de vitrines que celles qui sont à gauche, entre la porte d’entrée et la cheminée » et sans augmenter sa contribution au traitement du bibliothécaire. Ce document entraînera dans sa mouvance une seconde convention qui débouchera le 5 décembre 1876 sur la mise à disposition de la bibliothèque, beaucoup plus fréquentée par les membres de la Diana que par les lecteurs du fonds municipal.

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34 – Séance du conseil municipal du 3 août 1869. Pour une conversion monétaire, il faut savoir que la cotisation à la Diana est de 30 F en 1862 et, selon Roger Faure, une maison se vend en 1870 de 6000 à 20000 F.

35 – Séance du 12 juillet 1872.

36 – Séance du 19 septembre 1866.

37 – Séance du 1er décembre 1866.

38 – Philippe Sentis: Enquête sur une communauté intellectuelle: La Diana. société savante en Forez, mémoire de maîtrise sous la direction de M. Régis Ladous. Université Jean Moulin-Lyon III, 1994. L’origine de notre documentation diffère parfois; P. Sentis a exploité les procès-verbaux du comité exécutif et du conseil d’administration de la Diana; pour notre part, nous avons recouru aux enquêtes et rapports de l’Inspection des bibliothèques. Généralement, nos informations concordent ou se complètent.

39 – Philippe Sentis, op. cit., p. 49.

40 – Frédéric Barbier. « Les Bibliothèques des sociétés savantes » dans l’Histoire des bibliothèques françaises, op. cit., tome III, p. 455. La Diana a édité des Mémoires et Documents à partir de 1873, un Bulletin à partir de 1876.

41 – Archives nationales, F17/17355. Rapport de Monsieur Vincent Durand au Président de la Société historique et archéologique du Forez sur l’agrandissement des locaux de la bibliothèque.

42 – Jean Hardouin: Conciliorum collectio regia maxima ad P. Philippi Labbei et P. Gabrielis Cossartii… Labores… studio P. joannis Harduini, B.N., B. 446.

43 – P. Sentis, op. cit., p. 80.

44 – Selon l’enquête de 1899, en dehors de ‘lassurance spéciale du bâtiment, 75 000 F sont « assués sur les livres, manuscrits, cartes (…) de la bibliothèque municipale« . La bibliothèque de la Diana est garantie par une assurance de 1 700 00 F.

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Un second projet d’agrandissement

Les destins des deux bibliothèques, juxtaposées dans leur totalité à la fin du siècle, vont se dissocier jusqu’au contraste complet quant à leur développement et à leur fonction de commu-nication. L’évolution des fonds en offre une image significative:

 
1860
1870
1889
1899
1900
La Diana
 
3400 vol. (1800 titres)
5104 vol. (3143 titres)
9500 vol. (4452 titres)
 
Fonds municipal
891 titres
 
 
8500 vol. (3400 titres)
9250 vol. 153 ms.

En 1899, les crédits municipaux affectés à la bibliothèque plafonnent à 215 F, pour l’entretien et non pour l’achat des livres. L’année précédente, celle-ci a reçu à titre de don onze ouvrages, alors que la Diana en a hérité de 162. Dans son rapport de 1898, Vincent Durand souligne que le capital livresque de la ville « s’accroît en moyenne de treize volumes seulement par an » provenant des ministères et qu’entre 1865 et 1898, la bibliothèque de la Diana a presque doublé. En neuf ans, de 1889 à 1898, son accroissement annuel a triplé et à la fin du siècle, « le chiffre des entrées est d’environ 380 volumes ou fascicules par an« . D’après le Bulletin de la Diana qui enregistre les mouvements de la bibliothèque, il est possible de suivre la configuration de l’enrichissement en livres et archives :

 
Dons
Acquisitions
1876
9
6
1877
10
8
1878
28
9
1879
13
4
1880
38
5
1881
45
5
1882
50
4
1883
33
44
1884
61
40
1885
105
5
1886
66
1
1887
56
5
1888
53
0
1889
89
7
1890
70
13
1891
47
1
1892
41
11
1893
232
15

Il est vraisemblable que Vincent Durand a inclus dans ses statistiques les échanges. Tous ces chiffres font ressortir « l’importance considérable des dons, dans une moindre mesure celles des échanges » comme le constate Frédéric Barbier à propos des bibliothèques de sociétés savantes (45) Dans le cadre des activités du bibliothécaire, le catalogage du fonds de la Diana devance de beaucoup celui de la bibliothèque municipale. Le catalogue imprimé de Thomas Rochigneux, établi par ordre alphabétique d’auteurs (46) , substitue une simplicité certaine à l’ambition du catalogue de Pierre-Louis Gras de 1865, dressé par ordre de matières réparties en trente-trois divisions ou subdivisions. Le bilan du catalogage des documents d’archives de la Diana est beaucoup moins avancé que celui des imprimés. En 1898, Vincent Durand évoque l’inventaire en cours sur fiches des titres conservés dans les archives de la Diana, soit approximativement « trois cents registres et onze mille pièces détachées » . En 1897, le Vicomte de Meaux a déclaré que sur 15000 pièces d’archives, seules 870 ont été inventoriées (47). Pour le fonds municipal, après plusieurs rappels de l’lnspection des bibliothèques, des catalogues manuscrits, l’un alphabétique par auteurs et sur fiches, l’autre méthodique par matières et sur feuilles, ont été élaborés par M. Rochigneux de 1892 à 1896. En fait, dans une lettre d’avril 1886, c’est Rochigneux lui-même qui avait fixé les conditions de cette rédaction technique : achever l’estampillage (48) et la numérotation à peine commencés de 11000 volumes (imprimés, manuscrits, cartes) (49), établir deux catalogues complémentaires. Dans sa séance du 30 juin 1886, la municipalité prend acte de l’avis du comité d’inspection et d’achat de livres. Le constat du manque de compétences chez les agents qui ont ébauché des classements l’a amené à déclarer ce travail impropre à la consultation. Un mandat de douze cents francs sera versé à M Rochigneux pour un tâche qui exige « tant de science et de détails techniques » (50). Il ne la terminera qu’au cours de l’année 1896. Heureusement, le catalogue des manuscrits a été publié par M. Bougenot dans le tome XXXI du catalogue général. Un des plus sûrs indices de l’atonie municipale est l’inaction du comité de surveillance et d’achat. Lors de sa constitution en 1877, il comprend cependant des professionnels comme le libraire Relave et l’imprimeur Huguet. Vingt ans après, en 1898, il ne semble toujours pas se réunir malgré le concours nouveau de Simiand, directeur de l’Ecole Normale. En 1905, l’arrivée d’inspecteurs primaires comme Chatard et Barthélémy et d’un directeur de l’Ecole primaire supérieure Conte ne dissipe pas l’inertie.

Les difficultés et la pesanteur du travail de classement s’expliquent par l’étroitesse des locaux et par le déménagement au long cours des ouvrages municipaux. Le transfert commencé en 1874 s’achèvera seulement en 1892 ! Le 23 juillet 1892, l’inspecteur général Ulysse estime que « le déménagement a duré longtemps, trop longtemps peut-être« . Du 1er janvier 1877 à l’année 1886, seulement 5500 volumes ont pris place au premier étage de la maison Latour-Durand (51) , déposés d’ailleurs sans ordre. Thomas Rochigneux qui devait mener de pair estampillage, numérotation et classement des ouvrages, a promis de rétablir un ordre parfait à la fin de l’année 1892. Quatre ans après, il est encore attelé à la tâche. Aussi la méfiance gagne t-elle l’autorité hiérarchique qui demande en 1892 à Rochigneux une liste des ouvrages manquants du fonds municipal pour lesquels il doit obtenir une décharge. Les supérieurs de Rochigneux redoutent aussi qu’il vende des doubles « pour faire de la place« . La section Histoire, susceptible d’être abondamment consultée par les membres de la Diana, est installée dans les armoires vitrées, à gauche entre l’entrée et la cheminée, comme le prévoyait la convention de 1876 et comme le montre le plan de 1898 de Vincent Durand. L’autre zone hachurée du plan localise le premier étage de la maison Latour-Durand où sont entassés la théologie, la jurisprudence, les belles-lettres, les sciences et les arts. Cet « informe amas de livres » tel que l’inspecteur Ulysse désigne le dépôt Latour-Durand lors de sa visite en 1897, a dû décourager un temps le bibliothécaire qui n’envoie pas, au moins de 1893 à 1895, la liste des ouvrages manquants et les rapports annuels. En conséquence, dans son rapport de 1897, Ulysse dresse un tableau très noir : « La bibliothèque est complètement sacrifiée à la bibliothèque de la Diana, et cela depuis longtemps. Les 4/5 environ des volumes sont déposés dans une pièce étroite et sombre ou dans un grenier dépourvu de fenêtres, exposé à la pluie. Bref la situation matérielle est lamentable. Les recherches y sont impossibles, faute de rayons en nombre suffisant, faute de place, faute de lumière« .

L’année suivante, le secrétaire Vincent Durand présente par écrit des propositions d’extension à son président. L’espace consacré à la plus grande partie du fonds municipal, dans les deux pièces du premier étage du bâtiment annexe (l’une mesure 6 m sur 5,40 m, l’autre 5,40 m sur 4 m) et dans le grenier desservi par une sorte d’échelle, représente 359,50m de rayons. C’est une installation encore plus insuffisante que pour la bibliothèque de la Diana dans la mesure où « une plus grande quantité d’ouvrages sont in-folio« . Compte tenu de l’accroissement régulier des livres de la Diana, « il faudrait une longueur de rayon triple de celle existante et pour les livres de la ville une longueur quadruple« . Vincent Durand est moins soucieux pour les archives, aménagées dans deux salles contiguës, côté ouest, situées au premier étage du bâtiment annexe. Le musée de la Diana a été fondé en 1885 à l’occasion du congrès archéologique national qui s’est tenu cette année-là à Montbrison. ll a été installé « dans la cour de l’ancienne maison Latour-Durand recouverte à cet effet d’une toiture vitrée« . Malgré les vastes dimensions de la salle où sont exposés les objets archéologiques (10,50m x 8,70m), « l’encombrement commence à s’y manifester« . V. Durand préconise « un arrangement méthodique rapprochant dans l’ordre plus favorable à l’étude les produits de l’art et de l’industrie d’une même époque« . C’est en raison de la prospérité de l’établissement que les locaux sont devenus trop étroits. Les solutions de reconversion des espaces existants sont trop restreintes: les deux salles qui s’ouvrent sur le musée par deux arcades ne fourniront que 240 mètres courants de parois pour y fixer des objets (il en coûterait une dépense de 500 F) et l’aménagement d’une petite pièce, au-dessus de la cave, n’offrirait que 40 mètres de rayonnages. Le grenier « qui conserve sur ses murs des restes d’une intéressante décoration peinte du XIVe siècle » ne peut faire l’objet d’une transformation.

Plan du cloître en 1791

La seule capacité d’extension ne sera assurée, conclut Vincent Durand, que « par l’acquisition d’immeubles voisins » dont le processus déclencheur est de la responsabilité de la ville. De n’importe quel côté, « toute acquisition de terrain contigu à la Diana est utile » . Le bâtiment de la Diana (parcelles 758 et 759 sur le plan cadastral de 1810) est voisin, en effet, sur trois côtés de dépôts de foin et de bois.

– Côté sud, la maison Lebon, ancienne maison canoniale de l’historien La Mure (52). portant le numéro 760 sur le plan de 1810, se compose de deux bâtiments juxtaposés à deux étages. Les bâtiments devraient être affectés à la bibliothèque de la ville en réservant peut-être au rez-de-chaussée « une salle de lecture plus spacieuse » (53).

– Côté est, l’extrémité de la maison Forest (parcelle 762) s’appuie sur les bâtiments du musée et de la bibliothèque de la ville et « constitue en ce point un danger permanent et très sérieux d’incendie« . L’objectif premier de Vincent Durand est d’isoler la salle héraldique des habitations contigües qui contiennent des matières inflammables et des sources de nuisances. Ainsi une fosse d’aisance de la maison Forest, « adossée au mur » et une ruelle latrinale que l’on aperçoit encore aujourd’hui « entretiennent dans le sol de l’immeuble de la Diana une humidité nuisible et sont le foyer d’émanations nauséabondes » (54).

– Côté nord, la Diana est jouxtée par la maison Chambat (parcelle 761) et la maison Béroujon (parcelle 757). Si les locaux destinés à l’agrandissement de la bibliothèque peuvent être cherchés au midi, le musée ne peut s’étendre qu’au nord. La maison Béroujon, de construction hétérogène, est menacée d’alignement sur l’actuelle rue Florimond Robertet, ce qui suppose « un angle aigu à la rencontre du quai et de la rue du cloître« . Elle peut recevoir des salles du musée ou être convertie « en succursale de la bibliothèque« . La maison Chambat confine à la Diana par une cour où le propriétaire a la latitude d’élever une construction qu’il peut appuyer au mur de la Diana. Une fois encore, le dégagement de la Diana s’impose en allant jusqu’au quai Sainte-Anne, l’établissement disposerait ainsi d’une seconde entrée et de nouvelles salles de musée.

En résumé, selon Vincent Durand, la solution d’excellence consisterait dans l’acquisition de la maison Lebon pour l’extension de la bibliothèque et de la maison Chambat pour celle du musée. Mais déjà un autre projet de la municipalité que nous allons examiner se profile, sans que cessent les velléités d’acquisition soulevées par Vincent Durand. Dès 1897, l’lnspecteur général Ulysse était sans illusions: « Il est toujours et il sera toujours probablement question d’acheter une maison contigüe à la Diana ».

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45 – Frédéric Barbier, op. cit, p. 457.

46 – Catalogue de la bibliothèque de la Diana (..), rédigé par M. Thomas Rochigneux et publié par ordre de la société, Montbrison, Imprimerie A. Huguet, 1889, p. 369.

47 – Philippe Sentis, op. cit., p. 81.

48 – La marque de l’estampille municipale au commencement, à la fin et à l’intérieur du volume, évite toute confusion dans l’appartenance à un fonds ou l’autre.

49 – Le chiffre correspondant à 4000 titres est surévalué mais Rochigneux, comme on le verra, opère dans un certain désordre des livres.

50 – Lettre du conseiller municipal Périer à Rochigneux le 5 mai 1886.

51 – Séance du 22 septembre 1886.

52 – Cf. plan du cloître en 1791.

53 – V. Durand regrette la nécessité d’une porte de communication de la maison Lebon avec la grande salle « car cela obligerait à toucher au magnifique corps de bibliothèque« .

54 – Déjà dans sa séance du 23 février 1888, le conseil municipal se plaint que ces latrines et l’appentis au dessus « interceptent presque complètement le mur appartenant à l’immeuble de la ville« , coté est.

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Projet de sécession

Le préfet de la Loire, en poste à Saint-Etienne depuis 1856, va être à l’origine d’une nouvelle ouverture pour la résolution des problèmes de surencombrement et d’exiguïté de la bibliothèque municipale, déplacée en totalité à la Diana depuis 1892. Il propose le 7 juillet 1899 avec diplomatie à la ville de Montbrison de « mettre à (sa) disposition une partie des locaux vacants de la sous-préfecture pour y transférer la bibliothèque municipale dont l’installation est défectueuse« (55). Une commission départementale a pris le soin, sur ordre du Conseil général, d’étudier les conditions de cette affectation. Dans ce courrier à l’lnspecteur général des bibliothèques, des archives et des musées archéologiques, Bernard Prost, le maire, juge que les salles de la sous-préfecture inoccupées sont dans « un état de délabrement » qui exigerait des dépenses trop élevées pour la ville. Il suggère au Conseil général d’assurer les réparations nécessaires… »pour que la ville puisse en devenir locataire« . L’architecte-voyer, mandaté par la municipalité, considère le local proposé comme insuffisant – 75 m2 de surface d’appui disponible pour les rayons – et comme grevé par les réfections : plancher, toiture en mauvaise état, fenêtres qui « laissent passer l’air et la pluie et n’ouvrent plus« . Cette solution aurait été un retour à la case départ et aux origines agitées de la bibliothèque en 1794. Le bâtiment dont il s’agit est l’ancienne chapelle des Oratoriens de forme cintrée, « munie de larges ouvertures » par vocation cultuelle. Dans le cintre avait été établie la salle du Conseil général et, en-dessous, grâce à un plancher à mi-niveau, une remise à foin où sont hébergées des troupes de passage ainsi qu’en témoignent les inscriptions à la craie sur les portes et la paille qui est sur le parquet (56). En 1897, l’lnspection générale des bibliothèques croit que c’est à la sous-préfecture que se trouve l’avenir de la bibliothèque municipale. Ce n’est plus son avis en octobre 1899 quand elle a reçu le rapport du maire. L’inadaptation de la salle du Conseil général au fonctionnement d’une bibliothèque une fois constatée, il faut refuser de scinder « la bibliothèque municipale de celle de la Diana » (57) dans l’intérêt de la ville et des lecteurs. A nouveau resurgit le serpent de mer immobilier qui, en 1899, mobilise l’attente de l’lnspecteur général. « L’acquisition des immeubles contigus à la Diana est (la) solution qui me paraîtrait à tout point de vue la meilleure« . Cet espoir s’installe d’autant plus vigoureusement que le projet de création de la Caisse d’Epargne, en 1900, (58) lui a permis d’acquérir « les vastes immeubles et cours joignant au nord-est les bâtiments de la Diana » (59) . L’lnspecteur général, Monsieur Prost, ne peut qu’ajouter foi à la perspective de location consentie par la Caisse d’Epargne à la ville pour installer des salles supplémentaires de bibliothèque et de musée. La municipalité n’a-t-elle pas voté « un premier crédit » de 2000F sur le budget de 1901 en vue de l’aménagement des locaux promis (60) ? Ne vient-elle pas de se faire réélire pour quatre ans et le bureau de la Diana n’a-t-il pas promis une souscription individuelle de ses membres ? Le Ministre de référence demande des précisions, le maire les lui fournit (61) en confirmant la solution de la location de bâtiments à la Caisse d’Epargne par « un bail à long terme et à modique annuité« . Un an plus tard, l’lnspection générale apprécie comme une avancée décisive cet agrandissement des locaux par la voie d’un bail locatif et félicite la municipalité d’être parvenue avec le temps à ses fins (62).

Les attentes de l’lnspection vont encore être déçues. Dans le pâté de maisons acquises par la Caisse d’Epargne et destinées à être démolies, sans doute les immeubles Béroujon et Chambat, l’établissement financier a laissé s’établir un droguiste et un marchand de produits chimiques à qui on a consenti pour la somme de 200F un bail de neuf ans. La ville offre au droguiste une indemnisation de 1500F, chiffre très éloigné de ses prétentions. Des dangers d’incendie, voire d’explosion, redoublés menacent le patrimoine architectural et écrit de la Diana; ils sont encore accrus par la présence d’une remise à foin entre le musée lapidaire et l’immeuble de la bibliothèque municipale (63) Le Ministre de l’lnstruction publique lui-même intervient auprès du maire, le 17 juin 1905, sur « la nécessité de mettre de l’organisation« . En 1909, le bibliothécaire Rochigneux, de l’avis de l’lnspection générale « se trouve dans l’impossibilité de mettre un ordre réel dans des collections à cause du défaut de place« . Une partie des volumes est enfermée sur trois rangs et sur deux hauteurs dans les vitrines, le reste est empilé au premier étage et dans le grenier de la maison Latour-Durand (64). Un nouvel Inspecteur général, Camille Bloch, compte alors sur la promesse faite par un héritier, membre de la Diana, qu’à la mort de la dame Béroujon, âgée de 83 ans, la maison sera cédée pour servir à l’agrandissement de la bibliothèque. En 1911, un autre Inspecteur des bibliothèques, Pol Neveux, fait le même constat d’impuissance. L’immeuble Béroujon dont la propriétaire est morte a été mis à la vente au triple de sa valeur. La municipalité Chialvo (1894-1913) est engagée en cette année 1911 dans la construction de l’Ecole Pasteur (65). Elle ne dispose que d’un budget de 45000F pour l’lnstruction publique dans une ville de « 7000 âmes ». Comme elle ne veut rien entreprendre et comme l’on ne peut installer « des travées dans le beau vaisseau gothique » (66) , l’lnspecteur général se tourne vers le premier adjoint qui lui promet d’étudier l’agrandissement de la Diana. En 1913, M. Dupin, qui assurait l’intérim du maire malade, promet à l’lnspecteur général Camille Bloch l’aménagement de la maison Béroujon qui vient d’être achetée par la Caisse d’Epargne. M. Bloch croit imminente « la satisfaction de ses desiderata« , promise depuis 1909. Le cycle des espoirs fallacieux et des promesses gratuites recommence. Le 17 avril 1914, l’inspection générale donne une vision toujours aussi critique du désordre du fonds municipal : « Les plus modernes d’entre ces ouvrages sont entassés dans cinq vitrines de la grande salle de la Diana, le fonds ancien pourrit dans deux salles obscures et dans un grenier immonde« . Elle recommande expressément de ne plus envoyer un seul volume. Les mesures de rétorsion ne datent pas de la veille de la guerre. Au dos d’un imprimé du ministère de l’lnstruction publique, dans un dossier d’avril 1899, une note rapide ordonne: « La municipalité était hostile au transfert dans les bâtiments de la sous-préfecture. Le projet d’acquisition n’est qu’un leurre. Ne rien donner« . En 1914, le sentiment d’avoir été longuement abusé est devenu constat d’évidence : « En fait, on se moque de nous avec ces promesses variées et l’on exploite cyniquement la Diana » (67) .Y-a-t-il eu conflit entre la municipalité de Montbrison et la Société de la Diana ? L’lnspection des bibliothèques a l’impression que la Diana est soumise à « une exploitation pure et simple » ; elle a contribué à la réfection de la salle, versé 10000F pour le musée, 1000F pour la loge du gardien (68). En fait, on ne trouve trace dans les délibérations municipales du moindre reproche entre les responsables de chaque fonds. En mai 1898, l’entretien à Saint-Mandé entre le président, le vicomte de Meaux, et l’lnspecteur général n’a eu pour objet que la demande de subventions pour « une installation convenable des collections » (69) . Elle est infructueuse à cause des deux subventions déjà obtenues. Les présidents successifs de la Diana, Testenoire-Lafayette (1872-1879), le comte Léon de Poncins (1879-1896), le vicomte de Meaux (1896-1907) et les maires de Montbrison trouvent leur intérêt dans cette combinaison de responsabilités : la Diana a l’usufruit des lieux dont la ville est nu-propriétaire et la municipalité se retrouve déchargée de la gestion de la bibliothèque. En 1950, la parcelle 354 (plan cadastral de 1950), correspondant à la cour de la Caisse d’Epargne et à l’emplacement de l’ancienne maison Béroujon, fera l’objet d’une mesure d’alignement (70).

Tous ces événements ont-ils pesé sur la gestion de la bibliothèque municipale ? Après les visites très critiques de 1892 et 1896, l’inspection de 1899 relève une amélioration due au « zèle de M. Rochigneux« . Les catalogues alphabétiques et méthodiques sont terminés, les livres ont reçu leur estampillage et leur numérotation, un registre d’entrée des ouvrages a été ouvert l’année précédente. Somme toute, la bibliothèque aurait capacité à bien fonctionner si la municipalité lui affectait précisément…un budget de fonctionnement. Ce n’est pas le cas pour le financement du poste de bibliothécaire, limité à 200F et complété aux cinq sixièmes par la Diana. C’est même le néant pour l’achat de livres, les reliures, l’impression du catalogue dont les rubriques restent désespérément vides dans les rapports de 1897, 1899, 1900, 1902, 1903. Ainsi les acquisitions de 1900 se montent à quatre imprimés : deux dons, une concession de l’Etat et un abonnement, payé peut-être avec le maigre crédit global de 215F. Depuis trente ans, le comité d’achat ne s’est pas réuni (71) . Mise en parallêle, l’évolution des fonds est significative :

 
1900
1911
Bibliothèque municipale
9250 vol.
9000 vol. environ
Bibliothèque de la Diana
9500 vol.
15000 vol. environ

La seule initiative consiste dans la création d’un « service de nuit« , c’est-à-dire dans l’ouverture de la bibliothèque un jour par semaine, en hiver, à partir des années 1895. Rochigneux, qui perçoit une indemnité de cinquante francs pour cette séance, la déclare « fort fréquentée« .

Le seul à échapper à l’immobilisme ambiant est le bibliothécaire Thomas Rochigneux… engagé et payé en grande partie par la Diana. Il ne pourra, faute de crédit, faire imprimer le catalogue de la bibliothèque qui lui a été commandé en 1886. La rédaction du catalogue de la Diana, imprimé par cartes dès 1889, incite l’lnspection des bibliothèques à louer ses aptitudes bibliographiques. Le maire souligne en 1899 son intelligence, sa compétence et son dévouement. En 1911, l’autorité parisienne, en reconnaissance de son activité dans ce « dépôt qui résume toute sa vie, ses ambitions, ses rêves » décide d’offrir au « vieux savant » une concession de livres « bien choisie« . Dans le même rapport, l’inspection générale considère la Diana comme l’une « des plus vaillantes sociétés provinciales, la plus méritante peut-être avec la société éduéenne« . Le maire de Montbrison de mars 1884 à février 1886, Marc Dupuy, celui-là même qui a commandé un inventaire raisonné du fonds municipal, trace une comparaison forte et réaliste de l’administration des deux bibliothèques: « Je ne puis m’empêcher de déplorer la disparition de la bibliothèque de la ville (…). On avait dispersé la bibliothèque, on supprima naturellement le bibliothécaire et la ville, en échange, put réaliser une économie de 300F (…). Je ne puis m’empêcher aussi d’établir un parallèle entre la municipalité qui avait le devoir facile de conserver une oeuvre déjà existante, mais qui n’a su que la détruire, et la Société de la Diana qui, grâce à des efforts et à des sacrifices incessants, à une laborieuse et intelligente direction, a doté Montbrison, la province du Forez, d’une riche et précieuse collection: l’une a détruit, l’autre a créé » (72).

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55 – Lettre du maire à l’inspecteur général des bibliothèques, le 7 juillet 1899.

56 – Observations de l’Inspecteur général Ulysse consécutives au rapport de 1897.

57 – Brouillon de la lettre de l’Inspecteur général au maire de Montbrison, le 31 octobre 1899.

58 – L’hôtel de la Caisse d’Epargne fut l’objet pour sa conception architecturale d’un concours lancé en 1902 ou 1903 et fut achevé en 1911 d’après les plans de l’architecte Gaudibert. Cf. Mario Bonilia et Daniel Vallat, Montbrison: l’architecture de la ville: un regard, Musée d’Allard, 1988.

59 – Rapport annuel de 1900.

60 – En fait, cette disponibilité de 2000F provient de l’excédent de crédits votés pour la construction de l’école de garçons de Chavassieu.

61 – Lettre de l’Inspection général, en juillet 1900, qui déclare avoir reçu ces informations de Monsieur Brassart, conseiller municipal, lors d’une de ses visites.

62 – Lettre du 12 août 1901 de l’Inspection générale des bibliothèques à la mairie de Montbrison.

63 – Rapport de l’Inspection générale de 1902.

64 – Rapport de l’Inspection générale de 1909.

65 – L’école, terminée en 1912, pèsera sur le budget à hauteur de 75487 F.

66 – Rapport de l’Inspection générale de 1911.

67 – Lettre de l’Inspection générale des bibliothèques du 17 août 1914.

68 – Rapport du 25 mars 1911.

69 – Lettre de l’Inspection générale du 5 mai 1898 au Ministre.

70 – Voir plan cadastral de 1950.

71 – Rapport du 25 mars 1911.

72 – Délibération du conseil muniicpal du 23 février 1885.

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DE LA LECTURE PUBLIQUE COMME GRAINE DE CULTURE

Le triple défi du XIX° siècle, conserver, cataloguer, organiser la fonction de bibliothécaire, a été mieux assumé dans les deux autres principales villes de la Loire, Saint-Etienne et Roanne. De quels atouts disposaient les trois principales bibliothèques de la Loire pour leur mise à disposition au public ? Quelle était leur fréquentation ? Quelles étaient les structures auxiliaires de lecture publique ? Dans quelle mesure le service du lecteur, toujours second au XIXe siècle par rapport à celui du livre, permet-il d’établir des comparaisons entre les pratiques culturelles à Montbrison, Saint-Etienne, Roanne ?

L’ouverture des bibliothèques

Nous avons déjà présenté les débuts des bibliothèques de Montbrison et de Saint-Etienne. Pour être complet, fournissons le profil d’évolution de la bibliothèque de Roanne (73).

 
Imprimés / manuscrits
Catalogues
Ouverture
Traitement du
bibliothécaire
1853
8000 vol. 75 mss
Catalogue imprimé 1856
2 j./semaine
2000F (bibliothécaire)
1881
9500 vol. 93 mss
trois catalogues
2 j./semaine
600F (sous-bibliothécaire)
1901
16000 vol.
Catalogues manuscrits
3 j./semaine 120 j./an
1600F (sous-bibliothécaire)

A la charnière des deux siècles, les locaux sont estimés « suffisants » par l’lnspection des bibliothèques. La bibliothèque de Roanne a connu en 1900 une restructuration matérielle, d’abord pour des besoins de sécurité. Les travées K, J, L « menaçaient de se briser sous le poids des livres entassés au-dessus » (74). Elles étaient si rapprochées que l’on y circulait mal et « les becs de gaz sans cesse allumés entre elles » constituaient un danger permanent d’incendie. La seconde cause d’aménagement a été l’installation du fonds Boullier (75), toujours au deuxième étage de l’Hôtel de Ville. La bibliothèque populaire qui occupait l’espace EE (76) a été transférée dans l’école communale voisine.

Afin de pouvoir faire un état comparatif des lecteurs pour les trois bibliothèques municipales, nous avons réuni dans deux tableaux le potentiel livresque et financier dont elles disposent ainsi que leurs caractéristiques de fonctionnement à la fin du XIXe siècle.

 
Montbrison (état de 1900)
Saint-Etienne (sources Achard et Allirand)
Roanne (état de 1901)
Population en 1900 (77)
7 250 hab.
138 168 hab.
34 901 hab.
Nombre de volumes
9 250 vol.
17 000 vol. en 1877 46850 vol. et brochures en 1906
16 000 vol.
Crédit annuel d’achat
aucun
6000 F. en 1879
1100 F.
Ouverture
4 j./semaine (78) 188 j. / an
Tous les jours à partir de 1874 et dimanche ap.midi
3j./semaine 120 j./an
Service de nuit
abandonné
ouverte jusqu’à 20 h ou 21 h
2 séances/sem. 19 h 30 – 22 h.

Le prêt extérieur est soumis généralement à l’autorisation écrite du maire, encore à Montbrison en 1905 (cette formalité est-elle accomplie ?). A Roanne, en application de la circulaire du 19 mars 1873, le prêt au dehors est consenti aux professeurs du collège et aux « personnes lettrées« . A Saint-Etienne, en 1888, les enseignants sont autorisés à emprunter pour l’extérieur pour une durée maximale de trente jours.

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73 – Archives nationales, dossier F17/17355.

74 – A.N., F17/17355, Lettre de la mairie de Roanne à l’Inspection des bibliothèques an date du 15 avril 1901.

75 – La bibliothèque municipale de Roanne a été enrichie à la fin du XIXe siècle du don d’un mécène, Auguste Boullier. Son fonds (7781 volumes) était riche d’anciennes éditions italiennes. Cf. Marie Viallon: « 30 avril 1895-25 avril 1998″ le fonds Boullier… » dans Voyages de bibliothèques. Actes du colloque du 25-26 avril 1998 à Roanne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 199, p. 13-26.

76 – A.N., F17/17355. Rapport du Conservateur au maire de Roanne sur le nouvel aménagement de la bibliothèque de la ville, avec un plan joint.

77 – Bibliothèque municipale de Saint-Etienne, FAL 312. Recensements de la population du département de la Loire par commune.

78 – La convention du 5 décembre 1876 avait mis « livres et collections de la bibliothèque de la ville et de la Diana, à la disposition du public les mardi, mercredi, jeudi, vendredi, de 13h à 16h du 1er octobre au 1er avril, et de 14h à 17h, du 1er avril au 1er octobre. (article 1er).

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Fréquentation des bibliothèques municipales

Nous nous situons toujours dans les années 1900:

 
Montbrison 1900 (Diana + fonds municipal)
Saint-Etienne (79) 1896
Roanne avril 1894 avril 1895
Consultation lecteurs / an
890 personnes
 
1304 personnes
Livres consultés sur place
1393
 
 
Prêt extérieur Emprunteurs/an
36 personnes
1100 personnes
567 personnes
Livres prêtés/an
204 livres
 
 
Moyenne de lecteurs par séance
4 à 5 personnes
105 personnes
20 à 25 personnes en 1901

Même compte tenu de sa population quadruple de celle de Roanne, Saint-Etienne a une plus forte fréquentation ; le personnel se compose de quatre personnes. Roanne a un public égal en proportion, mais fonctionne la moitié du temps par rapport à Saint-Etienne. Le public de la bibliothèque de Montbrison se confond presque avec celui de la Diana. Pour le fonds municipal, il n’y a pas eu de prêt extérieur en 1901 et il y en a eu un seul en 1902. L’inspection de 1899 constatait déjà que la bibliothèque de la Diana avait « toute la clientèle« . Une statistique donnée dans le rapport de 1898 établit une séparation:

 
Nombre de lecteurs pour les 2 bibliothèques
Livres consultés ou prêtés
 
Fonds municipal
La Diana
1898
535
172vol.
1801 vol.

L’encombrement des ouvrages de la bibliothèque municipale dans le bâtiment annexe et l’inertie de la Ville ne peuvent favoriser ni la consultation ni le prêt. L’activité de la Diana et l’afflux de ses membres comme consultants ou emprunteurs masquent les carences municipales : le rapport du 25 avril 1911 juge « la fréquentation du dépôt relativement assidue pour une pareille bourgade« .

Cinquante ans auparavant, avec l’appui d’un bibliothécaire municipal et d’un fonds indépendant établi à l’Hôtel de Ville, la bibliothèque connaissait une toute autre fréquentation selon les statistiques données par Michel Bernard en 1845 :

Epoques
 
 
 
 
Nombre de lecteurs pour les ouvrages compris dans les divisions suivantes
 
Total
 
Récap.
Théol.
Jurisp.
Sc. et Arts
Belles-L.
Hist/Géo.
1er trim.1844
40
0
50
10
62
162
 
 
 
 
 
724
2e trim. 1844
36
3
41
19
30
129
3e trim. 1844
42
10
65
23
89
229
4e trim. 1844
55
5
43
32
69
204
1er trim.1845
47
2
60
41
80
230
 
220
20
259
125
330
954

Dans la préfecture de l’époque, l’histoire l’emporte déjà parmi les goûts des lecteurs, mais la théologie a encore quelques succès. Dans les prêts extérieurs municipaux, de 1839 à 1862 (80), l’histoire occupe une place prépondérante et les belles-lettres stagnent (7%). A Montbrison, à l’aube du XXe siècle, par suite de l’importance des lecteurs membres de la Diana, le public accueilli était presque exclusivement celui des élites cultivées. Comme l’écrit Philippe Sentis, « la société de la Diana conserve de ses origines la volonté de rassembler les élites intellectuelles et sociales du Forez » (81) attachées à trouver dans leurs lectures historiques les valeurs du passé et les marques d’une identité provinciale. Le rapport de 1905 a beau indiquer que les soldats de la garnison, le 16ème Régiment d’infanterie, sont admis moyennant une caution, et que les étudiants fréquentent la bibliothèque, les types dominants de public et de lecture sont ceux de gens cultivés, d’un rang social affirmé et de la fréquentation d’ouvrages historiques sur le passé forézien. A Saint-Etienne, de 1864 à 1906, la bibliothèque reste presque exclusivement une bibliothèque de consultation. Cette fonction devient difficile : entre 1900 et 1906, pour une population de plus de 130 000 habitants, la bibliothèque ne dispose que d’une vingtaine de places (82). Un rapport de 1910 se plaît à relever parmi le public des ouvriers, des contremaîtres, des industriels, ce qui n’implique pas encore un fonds réellement converti aux sciences et aux techniques et aux besoins nouveaux de la prospérité de la ville. Ce début d’évolution n’avait pas empêché Galley, le bibliothécaire des années 1885, de reprocher au maire de confondre bibliothèque de recherche et bibliothèque populaire. Il faut constater que les bibliothèques, encore peu exercées au service du lecteur, n’ont pas encore donné à leur fonds un profil d’équilibre. C’est aussi la situation à Roanne où, en 1901, la littérature moderne, la science, l’histoire sont les lectures les plus demandées.

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79 – Annie Monginoux et Michel Achard : « La bibliothèque municipale de Saint-Etienne » dans Grande Encyclopédie de Forez et des communes de la Loire. La Ville de Saint-Etienne, éditions Horvath, 1984, p. 360.

80 – Gérard Aventurier: La première bibliothèque municipale de Montbrison de 1803 à 1863. Création sur le papier ? Dépot de livres ? Service pour les érudits ? », dans Village de Forez, n°59, juillet 1994, p. 5 à 11.

81 – Philippe Sentis, op. cit., p. 71.

82 – Christine Allirand, op. cit., p. 107.

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Les bibliothèques populaires

Ce qui unit Roanne et Saint-Etienne et les oppose à Montbrison, c’est le développement dans ces villes des bibliothèques populaires, institutionnalisées en 1860 par le ministre Rouland (83) . Roger Bellet, spécialiste de ces « structures qui fabriquèrent littéralement un peuple de lecteurs qui enrichissait la notion de Peuple« , en signale presque autant à Saint-Etienne qu’à Paris et plusieurs à Roanne. A Saint-Etienne, huit bibliothèques populaires sont créées entre 1869 et 1884: celles du Théâtre, des Passementiers, de Montaud, de la Terrasse, de la place du Soleil, de la rue Valette, de la rue de la Valse, de la rue du Puy. Ce maillage de la ville est couronné d’efficacité : 28837 prêts en 1884 (84) dont la moitié par la bibliothèque du Théâtre. A Roanne, la bibliothèque populaire est “très assidûment fréquentée”, 400 lecteurs y ont emprunté 6000 volumes du 1er octobre 1894 au 1er avril 1895. A Montbrison, ce genre de bibliothèque s’impose beaucoup plus difficilement. Vers 1900, la bibliothèque du muséum d’histoire naturelle de Montbrison, à l’Hôtel de Ville, “n’a absolument rien de commun avec une bibliothèque populaire”. Ce sont les mots de l’lnspecteur général Bernard Prost (85) ; « elle ne peut même pas être considérée comme publique”. Installée dans le cabinet du conservateur, “elle ne sert guère qu’à lui et occasionnellement à quelques-uns de ses amis”. Seulement, quelques classes des écoles publiques et peut être de l’Ecole Normale fréquentent le musée. En 1903, l’inspecteur général Pol Neveux s’inquiète de l’existence de la bibliothèque de la Société des Conférences populaires à Montbrison. Un rapport d’inspection de 1902 la présente comme “très rudimentaire”. L’élargissement du lectorat, dans les deux autres grandes villes, favorise son accession à cette nouvelle littérature qui “popularise sous forme de livre ce que le lecteur n’aura peut-être pas lu intégralement” dans le feuilleton du journal (86) . A la Belle Epoque, le lecteur stéphanois ou roannais de bibliothèque prend du plaisir avec la littérature feuilletonesque, populaire et s’informe sur son environnement professionnel ; le montbrisonnais se tourne vers l’idéal et l’histoire des temps passés, en recherchant la confirmation de sa culture savante et de ses aspira-tions sociales. Les uns s’inscrivent dans un monde technique en expansion et conçoivent la lecture comme l’accès au savoir et au loisir ; les autres, dans une ville en déclin, sont en quête de l’expression d’une fidélité et de l’affirmation d’une culture.

Cette longue histoire du livre et de la lecture (1813-1914) illustre les difficultés des bibliothèques municipales à remettre de la cohérence dans les fonds et leur tendance à se replier sur les tâches internes de conservation et de classement. Montbrison, plus que Saint-Etienne et Roanne, a été tributaire de la prééminence du livre ancien sur le livre moderne, des tâches de sauvegarde sur les objectifs d’acquisition au point que le service du livre et le service du lecteur, après 1860, y auraient été gelés sans le secours tutélaire de la Diana. Les trois villes, à travers les efforts inégaux et encore timides de communication du livre, construisent leur nouvelle identité culturelle ou bien se plongent dans une érudition historique proche du savoir des académies provinciales de la fin du XVIIIe siècle. Comme dans le domaine du livre au XIXe siècle, le pouvoir culturel dérive de l’organisation patrimoniale, la muni-cipalité montbrisonnaise va s’abriter, après la perte du rang préfectoral, derrière l’assistance matérielle et culturelle de la Diana. Créée comme structure patrimoniale et devenue “communauté intellectuelle”, la Diana incarne le mode-type de société que nous avons déjà présentée sous la plume de Frédéric Barbier: « La société savante régionale, appuyée par les élites locales, est ainsi en mesure de se substituer à une administration souvent défaillante quant à la sauvegarde des collections (imprimés ou objets d’art) saisis à la Révolution ou découvertes par la suite (…) Le mouvement des sociétés savantes fonde alors pour partie, dans la France centralisée de l’ère industrielle, le sentiment de l’irréductible identité régionale” (87).

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83 – Roger Bellet: « La grande aventure lectrice des bibliothèques populaires (1860-1970) », dans Ecrits et expression populaire, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1998, p. 13-20.

84 – Christine Allirand, op. cit., p. 161.

85 – Lettre de l’Inspecteur général au Ministrede l’Instruction publique en date du 22 août 1899.

86 – Bruno Blasselle: Histoire du livre, Découvertes Gallimard n°363, 1998, volume II, p. 145.

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