BD, Tome VI, La colonnade romane de l’abbaye de Charlieu, et le jeu du cerceau dans les cloîtres bénédictins. Communication de M. E. Jeannez., pages 55 à 65, La Diana, 1891.

 

La colonnade romane de l’abbaye de Charlieu, et le jeu du cerceau dans les cloîtres bénédictins. Communication de M. E. Jeannez.

M. le Président donne la parole à M. Jeannez qui s’exprime ainsi :

C’est en 1886 qu’un très précieux fragment du premier cloître des Bénédictins de Charlieu a été dégagé des maçonneries dans lesquelles il était encastré depuis bientôt quatre siècles.

L’État, trois ans auparavant, était entré en jouissance de l’ensemble des bâtiments claustraux, dont l’acte de 1854 ne lui avait conféré que la nue-propriété durant la vie des vendeurs. Il fut alors possible de débarrasser les galeries, depuis si longtemps transformées en celliers et magasins, des matériaux de toute nature qui les rendaient totalement inaccessibles. Ce déblaiement permit une inspection minutieuse de toutes les ruines. Sur le nu du mur de la galerie orientale, se montrait la suite de petites archivoltes extradossées qu’avait autrefois signalée M. de Sevelinges dans son Histoire de Charlieu. On fit tomber plusieurs couches de crépis; puis quelques sondages pratiqués avec précaution révélèrent l’existence de colonnettes à chapiteaux sculptés servant de supports aux archivoltes et complètement noyées dans un muraillement relativement récent.

Cette découverte fut signalée à la commission des Monuments historiques. La destruction des maçonneries de remplissage fut autorisée et ce travail mit au jour la curieuse colonnade que les membres de la Société archéologique du Forez ont admirée en 1888. Longue de 19 mètres, elle est formée d’arcades plein cintre, à claveaux sans moulures, larges de 1m 05 et séparées par des couples de colonnettes trapues, reposant sur un bahut très bas.

Il ne subsiste toutefois que six de ces arcades d’ailleurs admirablement conservées, étant donnés leur âge et les vicissitudes qu’elles ont dû subir (1).

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(1) On reconnaît notamment les traces manifestes d’un incendie qui, à une époque ignorée, mais évidemment antérieure à la reconstruction du XVIe siècle, a dû être terrible et compromettre gravement, sinon détruire, la partie orientale du cloître et des lieux réguliers adjacents. Toutes les pierres en calcaire jaune de la colonnade sont calcinées et présentent la couleur rougeâtre qui résulte d’un feu violent.

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Celles qui remplissaient l’intervalle de 4m 28 qui est encore muré ont été supprimées lorsque, au commencement du XVIe siècle, le prieur Jean de la Madeleine adossa à cette colonnade la salle capitulaire actuelle, qu’il fit communiquer avec le cloître par une porte à accolade toujours en place.

Il convient de remarquer que cet intervalle de 4m 28, trop large pour ne loger que trois arcades, mais insuffisant pour quatre, dut être très probablement occupé par deux de ces entre colonnements accostant une baie plus large, soit de 1m 60, qui donnait passage du grand cloître dans celui des infirmes, comme nous le verrons plus loin.

Cette colonnade essentiellement claustrale, tant par ses dimensions que par sa structure, et dont la décoration sculptée mériterait une monographie détaillée, est de toute évidence une bâtisse du XIe siècle. On peut même arriver à la dater avec précision grâce à quelques synchronismes.

Les renseignements historiques nous apprennent en effet que le monastère de Charlieu fut reconstruit en entier par saint Odilon, Ve abbé de Cluny : ex toto etiam, suo tempore, constructus Carus Locus (1). On sait en outre que cette abbaye, depuis sa fondation vers 872 jusqu’en plein Xle siècle, ne cessa pas d’être en butte aux dévastations commises par les séculiers du voisinage, malgré son union de plus en plus étroite avec Cluny, malgré de nombreuses lettres de sauvegarde obtenues des conciles, des Papes et des Rois.

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(1) Vie de S. Odilon par un moine de Souvigny. Additamenta Bibliothecæ Cluniacensis, col. 1820.

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Et cette ère de violences ne prit fin que sous l’épiscopat d’Odolric, le 53e archevêque de Lyon, qui amena à restitution et à pénitence publique, en présence de nombreux témoins, le dernier et le plus ardent de ses persécuteurs (1). Ce n’est qu’après ce solennel et définitif apaisement que put avoir lieu, comme le remarque André Duchesne, la reconstitution mentionnée dans la vie de saint Odilon ; ce qui place cette édification des lieux réguliers, et notamment de notre colonnade, dans la période de dix sept années qui commence à l’avènement d’Odolric au siège de Lyon, en 1031, et finit en 1048, date de la mort de saint Odilon.

La série d’arcades, dont nous venons de faire l’histoire, a t elle réellement fait partie de la colonnade qui, dans le cloître de saint Odilon, séparait le préau de la galerie de l’est ?

À cette question, très intéressante pour la topographie des lieux réguliers de l’abbaye au Xle siècle, il semblerait a priori tout naturel de répondre par l’affirmative. Rien n’empêcherait, en effet d’admettre que les reconstructeurs du cloître au XVIe siècle, voulant restreindre les dimensions du préau, aient établi la nouvelle galerie orientale actuelle en avant de l’ancienne.

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(1) Andreæ Quercitani, notœ, ad vitam S. Odilonis. pag. 73.

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Un examen attentif fait cependant repousser cette solution. En effet, la muraille dans laquelle étaient, jusqu’en 1886, enchâssées les arcades et qui soutient l’appentis actuel, est bien celle du Xle siècle très peu remaniée. Or, jusqu’au bout de la galerie, elle se continue absolument pleine, sans autre vide qu’une large porte ouverte au XVIe siècle, et ne présente aucun vestige des archivoltes ou des colonnettes qui eussent complété la colonnade de 19 mètres. Autre détail: le retour horizontal et allongé sur 1e nu du mur du tailloir de la sixième et dernière arcade actuelle prouve que les entre colonnements ne se continuaient pas plus loin (1).

Notre colonnade ne fut donc qu’une claire voie. Où donnait cette claire voie ?

Ce ne pouvait être assurément dans la sacristie ou dans le chapitre, ordinairement adossés à la galerie orientale des cloîtres monastiques (2). Pour la sacristie, cela va de soi. Il en est de même pour la salle capitulaire, car elle était après l’église, le plus saint, le plus respecté de tous les lieux réguliers, (3) et, comme salle réservée aux lectures solennelles et aux délibérations, il fallait nécessairement qu’elle fût close.

La réponse nous est donnée par un passage du Livre des Miracles de Pierre le Vénérable (4). Il y est parlé d’un enfant du monastère, novice, oblat ou écolier, qui, durant la nuit de Noël ne dormant pas, voit s’avancer près de son lit son oncle Achard récemment décédé, qui avait été prieur à Charlieu. Le revenant décide son neveu à se lever et à venir avec lui jusqu’au cimetière. ils sortent de la galerie de l’ouest, sur laquelle donnaient les bâtiments d’étude et d’habitation des enfants, traversent le grand cloître, puis le cloître des Infirmes et arrivent à l’entrée du cimetière, duxit autem eum per claustrum majus, in claustrum infirmorum, indeque usque ad cimiterii ostium.

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(1) C’est sur la partie de ce tailloir qui fait retour dans la galerie que se lit l’inscription dont il est question plus loin.

(2) Discours de Pierre de Blois sur la forme des cloîtres et la destination de leurs quatre côtés : Inde est quod in claustro conventuum quatuor loca cum propriis deputantur officiis: in latere claustri occidentali est scholaris subjectio ; in eo quod contingit ecclesiàm, lectio moralis; ad orientem, in capilulo, materialis. Il n’est ici question que des cloîtres monastiques et non de, ceux des cathédrales orientés en sens tout à fait contraire.

(3) Prœter illum ubi altare constituitur, nullus locus est sanctior capitulo, nullus Deo proximior, nullus reverentia dignior. Ea erat erga capitulum in quibusdam monasteriis reverentia, ut, in eo, omni tempore, lampas arderet. Du Cange, au mot Capitulum.

(4) S. Petri Venerabilis. De Miraculis, liber Il., cap. XXVII

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Ce texte si précis place un cloître des infirmes tout à fait contigu au grand cloître, à l’est en allant vers le cimetière qui contournait le chevet de l’église, c’est à dire à la place de la salle capitulaire actuelle. Il était par conséquent plus rapproché des remparts que le grand cloître et pouvait ainsi recevoir les projectiles que les bourgeois révoltés en 1259 (1) lançaient in claustrum, du haut de la Grange aux Moines, sorte de barbacane, dont ils s’étaient emparés. Cette citation eut été inapplicable au grand cloître, beaucoup trop éloigné.

Au surplus, cette juxtaposition de deux cloîtres se rencontrait ailleurs qu’à Charlieu. « À la Charité-sur Loire, première fille de saint Hugues (à la fin du Xle Siècle par conséquent), on entre du grand cloître de la communauté dans le cloître des novices et des infirmes qui se joignent (2) ».

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(1) Aug. Bernard. Hist. de Charlieu, p. 31. Ed. Jeannez. Les fortifications de l’abbaye et de la ville fermée de Charlieu en Lyonnais, p. 17 et 18.

(2) Voyage littéraire de deux Bénédictins, tom., I, p. 37.

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Cette disposition pour Charlieu s’explique encore par ce fait, que, vu sa moyenne importance, il ne possédait ni pour les infirmes, ni pour les trois classes de novices,, les habitations complètes et totalement indépendantes des lieux réguliers, dont parlent Udalric dans ses coutumes et Pierre le Vénérable dans ses statuts (1). De telle sorte que les infirmes entraient à l’église, par la même porte que, les religieux, et devaient passer de leur cloître dans le grand cloître pour arriver à cette porte réservée que les coutumes placent toujours près du transept, à la rencontre de la galerie de l’est et du claustrum regulare (2).

Si nous résumons ces considérations, nous arrivons à conclure : que notre colonnade romane n’était qu’une claire voie pratiquée dans le mur d’appui du grand cloître du XIe siècle, et, que, par conséquent, la galerie orientale de ce cloître primitif occupait exactement la place de celle du cloître actuel.

Cette détermination topographique va nous aider à comprendre une inscription romane peu intelligible au premier abord, et qui est visible dans cette galerie.

Joue au cerceau (pas ici), va ailleurs. Elle est gravée sur la partie du tailloir de la sixième arcade qui fait retour dans la galerie et, par la prohibition singulière qu’elle édicte, constitue une véritable curiosité archéologique.

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(1) Udalric, Antiquiores Consuetudines Cluniacensis Monasterii. Anno 1110. Liv. 111, chap. XXV. S. Petrii Mauricii dicti Vencrabilis Statuta congregationis Cluniacensis, art. XIX. A Saint Gall les novices avaient une habitation complète et séparée du monastère.

(2) CLAUSTRUM REGILARE, Ea pars claustri quœ Ecclesiæ adhœret. Ordinar. MS. S. Petri Aureæ Val. : In claustro quod dicitur vulgaliter claustrum regulare, quod est a parte ecclesiæ, semper silentium est tenendum. Du Cange, au mot Claustrum.

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Cette inscription, découverte en 1886, tracée en capitales latines rustiques, est un spécimen de cette écriture « hardie et négligée, sans.bases, sans sommets, inégale dans la hauteur de ses lettres, qui fut toujours bannie des médailles, mais ne cessa de se montrer sur le bronze et la pierre où elle se maintint jusqu’au XIe siècle, époque où, chargée d’alliage, elle se perd dans la gothique, laquelle ne commence réellement qu’avec le XII, siècle pour finir sous Henry II ». On ne retrouve pas encore ici cet alliage dont parle Dom de Vaines (1), c’est à dire les essais de prolongation des bases, des sommets surtout, et le contraste si caractéristique des pleins et des déliés. Mais le q du mot Troquo n’a jamais été de la capitale d’inscriptions. L’irrégularité d’ailleurs ainsi que l’inégalité des lettres sont manifestes, et tout s’accorde pour dater cette inscription de la fin du Xle Siècle. Voilà pour son âge.

Quant à sa lecture, elle entraîne des conséquences très diverses suivant le sens donné au mot Troquus (trochus). En le traduisant comme du Cange par roc ou tour du jeu d’échecs, on ne voit plus la raison d’être de la défense. Le jeu d’échecs est essentiellement silencieux. S’il était permis dans une partie du cloître, il pouvait l’être tout aussi bien dans la galerie adossée au chapitre et à la sacristie.

Mais Dom Carpentier rectifiant du Cange et revenant à la signification grecque du trocox, roue, explique qu’il s’agit soit du sabot (turbo), sorte de toupie que l’on fait pirouetter en la frappant avec un fouet,, soit du cerceau (rota) que les enfants dirigent avec un bâton en courant. Il est facile de comprendre que ni l’un ni l’autre de ces jeux également bruyants ne pouvaient être tolérés devant la porte d’une salle capitulaire. Notre inscription s’expliquerait donc très naturellement, s’il. était prouvé que de tels jeux pouvaient être pratiqués dans des cloîtres, qu’ils étaient compatibles aussi bien avec les coutumes qu’avec les exigences de la discipline monastique.

Cette démonstration est facile.

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(1) Dom de Vaines, Dictionnaire raisonné de diplomatique. Passim.

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Tout d’abord et en principe, le silence perpétuel n’était pas de règle dans le grand cloître. Les témoignages des Clunisiens des XI, et XlIe siècles~, du moine Jean, biographe de saint Odon, IIe abbé d’Udalric dans ses Consuetudines, de Pierre le Vénérable dans ses Statuts, des rédacteurs des Statuts des Bénédictins de la province Narbonnaise solennellement approuvés en 1226, les recherches de du Cange et de son savant annotateur A. Duchesne concordent tous sur ce point (1). Les grandes abbayes pratiquaient, il est vrai, le silence absolu dans, le grand cloître, mais par la raison toute simple qu’elles possédaient un autre cloître spécial, dit du colloque, où les religieux pouvaient converser entre eux. C’était l’exception. Et presque toujours, comme à Charlieu, il n’y avait qu’un cloître pour. la communauté et le silence n’y était exigé qu’en dehors de certaines heures déterminées. In claustris certis horis dabatur copia fratribus invicem confabulandi (1).

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(1) Dans la vie de saint Odon, II, abbé de Cluny, écrite par le, moine Jean, son disciple, à la fin du Xe siècle, il est dit qu’il y a des heures où les moines ne doivent pas se réunir pour causer dans le cloître. A. Quercitani notœ ad vitam sancti Odonis: Usitatæ in claustro quondam binæ locutiones. Petrus abbas secundam subtraxit…. Statuts bénédictins de la province Narbonnaise, art. IV. Bibtiotheca Cluniac. p. 708. S. Petri Venerabitis Statuta. XIX, XX, XXI, XXII

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Il y a plus. Dans les cloîtres, la galerie longeant l’église était spécialement destinée aux lectures spirituelles (collationes) pour les religieux, qui y avaient leur banc et leurs livres renfermés dans des armoires (armaria) placées contre les murs ou dans leur épaisseur : destination spéciale qui nécessitant en ce lieu le silence perpétuel, lui faisait donner le nom de claustrum regulare.

Mais la galerie occidentale était réservée aux enfants, novices, oblats ou même jeunes séculiers, clercs ou laïques qui étaient instruits à l’intérieur de l’abbaye, depuis qu’en 780 Charlemagne avait fondé des écoles auprès de tous les monastères. In latere claustri occidentalis est scholaris subjectio. Ce sont les propres termes de Pierre de Blois, décrivant les quatre parties des cloîtres. Parmi les bancs de cette galerie se trouvait celui du maître, du Scholiaste. Des livres étaient attachés aux murs avec des chaînes, et cette galerie servait de salle de récréation aux écoliers sortant de l’auditorium, bâtiment des études qui donnait sur ce côté du cloître (2).

Et maintenant rien de plus facile que de justifier notre inscription.

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(1) Du Cange, au mot Claustrum.

(2) Discours de Pierre de Blois cité plus haut. A. Lenoir. Architecture monastique. Du Cange, au mot Auditorium.

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Il est constanl, nous venons de le voir, que les enfants pouvaient jouer, c’est à dire causer, courir dans la galerie occidentale des cloîtres qui leur était spécialement affectée, et à des heures sans doute déterminées. Il dut arriver à Charlieu que quelques écoliers poussaient trop souvent leur cerceau en dehors de leur domaine, jusque dans la galerie du chapitre. Et le prieur claustral, informé de ces infractions par un de ses circuitores (1), crut devoir faire, graver dans cette galerie, la défense qu’on y lit encore.

Ajoutons que ces jeux de la toupie ou du cerceau qui demandent un sol sinon dallé, au moins ferme et uni, eussent été impraticables sur les gazons du préau (herbarium) où d’ailleurs très souvent, au témoignage d’Udalric, étaient mis à sécher les vêtements des novices lavés par eux. C’est une nouvelle raison pour rendre, inadmissible, l’extension du préau de Charlieu, à l’époque romane, jusqu’au pied du mur de notre inscription, c’est à dire jusqu’à la claire voie de pierre (2).

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(1) Circuitor circator, ou simplement circa, le moine surveillant. Iste debet attendere ne quisquam loquatur ubi vel quando, non debet. Lib. ordinis S. Victoris, cap. 49. Circatores observabant si aliquem ridentem vel susurrentem conspexerant ; statim tabulis notabatur. Antiq. consuetudines, apud Mabillonis Analecta, t. 4, p. 461. Dans les couvents de femmes la surveillante se nommait cherche. « Ordonnons qu’il y aura deux cherches, lesquelles on prendra pour un an, seront anciennes et meures de mœurs; lesquelles iront circuire les officines du monastère pour voir si on ne trouvera pas aucunes caquetant ». Stat. monial. congr. Casat Bened. cap. 7.

(2) Dans une dernière visite faite aux ruines de l’abbaye depuis la lecture de ce mémoire, il a été reconnu.: 1° que la porte réservée aux religieux pour passer du cloître dans l’église est encore en place dans le mur du bras méridional du transept, 2° que ce mur est la continuation exacte de celui de la claire-voie, laquelle donnait donc bien réellement sur la galerie est du cloître roman et non sur le préau. Car la porte de communication avec l’église ouvrait nécessairement dans cette galerie.

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