BD, Tome 63,LE MANUSCRIT N° 108 DE LA MÉDIATHÈQUE DE ROANNE,Compte rendu par M. Philippe Pouzols-Napoléon, pages 154 à 172, La Diana, 2004.

 

LE MANUSCRIT N° 108

DE LA MÉDIATHÈQUE DE ROANNE

Communication de M. Martial Morand

 

Compte rendu par M. Philippe Pouzols-Napoléon

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La Médiathèque Municipale de Roanne possède une belle collection d’ouvrages de musique ancienne, sacrée et profane.

Le fonds de musique profane retient particulièrement l’attention. Il est constitué d’une quarantaine de partitions, manuscrites ou imprimées, toutes de musique de scène, des XVIIe et XVIIIe siècles. (…) Elles proviennent de bibliothèques de particuliers: la présence de mentions manuscrites, reliures armoriées – toutes n’ont pu être identifiées – attestent leur origine. La plupart des partitions portent les armes de Louis César de Crémeaux, marquis d’Entrague, lieutenant général du Mâconnais .

Il est indiqué sur une de ces partitions que le marquis est mort le I 7bre 1747 .

Nous étudierons ici le mystérieux manuscrit 108. Sa reliure n’est pas armoriée mais l’ex-libris nous apprend que ce livre apartien a mademoiselle de Bloren la cadete .

Peut-être faut-il lire Bloten ? ou Floren ? On ne sait rien encore de la demoiselle en question. Est-ce sa main qui a majoritairement rempli ces pages de musique ? Si oui, son caractère se dessine : un peu étourdie (nous aurons à corriger

Alain Pierson, brochure de l’exposition MUSICA (septembre – octobre 2003).Sic : 1 er septembre 1747.

quelques fautes de copie) et passablement négligente : le nom des compositeurs n’est jamais indiqué, le titre des pièces ne l’est que rarement.

Nous ne saurions nous en plaindre. Mademoiselle n’écrit pas pour la postérité et c’est précisément ce qui nous donne l’impression, lorsqu’on feuillette l’ouvrage, de la surprendre dans une certaine intimité. On croit lire par dessus son épaule après avoir remonté le temps…

A l’occasion de la publication en 1998, du Catalogue des Fonds musicaux anciens, conservés dans la Région Rhône-Alpes , Monsieur Jérôme Dorival, musicologue, livrait les résultats d’une première étude.

Les extraits d’ Amadis de Gresse sur lesquels s’ouvre le recueil sont rendus à André Cardinal Destouches, et nous voilà munis d’une date buttoir : cette Tragédie Lyrique fut représentée en 1699.

M. Dorival reconnaît plus loin une descente de Mars tirée du Thésée de Lully (1675), ici transcrite pour le clavecin.

Quelques pièces qu’il attribue au clavecin doivent à mon avis rejoindre le répertoire de musique de chambre, et cette question nous amènera à mieux comprendre l’activité musicale dont le manuscrit porte témoignage. Un loisir privé qui, on le voit déjà, s’inscrit en contrepoint de grands spectacles tels qu’ Amadis ou Thésée .

La confrontation avec le répertoire de clavecin et les partitions de musique de scène que j’ai pu consulter m’a permis d’identifier un certain nombre de pièces et d’en retrouver le compositeur. Pour les autres, il restait possible de leur donner un titre lorsque leur r ythme et leur structure font référence à des danses et à des formes connues.

 

Pièces de clavecin ou de musique de chambre ?

A 1’époque de Louis XIV, les clefs en usage pour le clavecin sont ordinairement la clef de sol deuxième ligne (pour la main droite) et la clef de fa troisième ligne (pour la main gauche). Dans le domaine de la musique de chambre l’ambitus est plus large, ce qui amène à préférer la clef de sol première ligne et la clef de fa quatrième ligne

Cela nous permet de dresser la liste des pièces qui ne sont pas destinées au clavecin :

-n° 17 et n° 21 : deux menuets pour un seul instrument de dessus. Ils sont d’une autre plume, quelqu’un les a insérés ultérieurement en utilisant des portées restées libres. Rien ne leur manque du point de vue musical, et il peut très bien s’agir de pièces véritablement pensées pour un seul instrument. Toutefois cette insertion laisse imaginer qu’un accompagne­ment existait initialement: on aurait recopié ici le dessus, sur un coin de page, pour éviter de lire à plusieurs sur le même cahier.

n°33: (ouverture) pour dessus et basse continue.

n°33 bis (cette pièce n’est pas répertoriée dans le catalogue): (marche) pour dessus et basse continue.

n°39: menuet pour deux dessus. M. Dorival en a relevé une autre version, pour clavecin, dans un ouvrage de Michel Corrette (1749).

Plusieurs pièces sont restées inachevées :

– n°34: (pièce à c barré) pour dessus et basse-continue.

– n°35: (ouverture) pour dessus et basse continue.

– n°36: (gavotte) pour dessus et basse continue.

– n°38: (pièce à c barré) pour dessus et basse continue.

 

– Deux autres pièces, écrites d’une autre main, ont elles aussi été ajoutées plus tard pour profiter d’une page libre, sans y trouver, d’ailleurs, une place suffisante ! Je les ai retrouvées dans Isis de Lully (1677), ce qui permet de redon­ner au n°29 son titre d’ Air pour les Egyptiens , et de complé­ter le n°30, Canaries , resté inachevé.

Cf. annexe A. Exemple I.

Pendant la période baroque, une oeuvre de musique de chambre écrite sur deux portées appelle en principe trois musiciens : un pour le dessus et deux pour la basse-continue. La basse est jouée en même temps par un instrument grave ( viole ou violoncelle…) et par un instrument polyphonique (luth ou clavecin…).

Le luthiste ou le claveciniste complète sa partie à l’oreille. On parle de « basse-chiffrée » car il est souvent guidé dans son improvisation par un code chiffré lui indiquant les accords. Mais ce chiffrage, absent dans notre manuscrit, n’est pas obli­gatoire. Les traités d’accompagnement montraient comment s’en passer et l’on peut citer en exemple le Nouveau Traité de 1’accompagnement du clavecin de Michel de Saint-Lambert (1707), dont un chapitre s’intitule Rè g les pour deviner les chiffres .

 

On peut encore distinguer les pièces destinées au clavecin par la présence d’accords ou de notes de remplissage qui développent la résonance de l’instrument mais ne donnent pas, si on les prend isolément, un discours suivi. Il n’y a rien de plus irrégulier que les Pièces de clavecin pour ce qui regarde les parties, dit M. de Saint-Lambert en 1702. Une même pièce en a tantôt quatre, tantôt six, tantôt deux, tantôt trois, tantôt huit, etc… Cette irrégularité est du génie de l’Instrument, et c’est en elle que consiste un des plus grands agréments des Pièces (Les Principes du Clavecin).

Dans le manuscrit de Roanne, on peut vérifier que toutes les pièces qui contiennent un remplissage harmonique « façon clavecin », sont présentées en clef de sol deuxième ligne et clef de fa troisième.

Toutes, sauf trois…

– Le n°14, prélude , se présente en clef d’ut parce qu’il occupe un registre particulièrement grave.

– Une explication de ce genre ne peut s’appliquer au n°37, mais un examen plus attentif m’amène à cette hypothèse:

Dans un premier temps on destine cette pièce à une pratique collective et la copie avec les clefs appropriées. Mais dans un second temps on change d’orientation : ce sera finalement une pièce de clavecin. On ajoute alors le remplissage qui assure la transformation. Au troisième système, les notes ajoutées après coup ont quelques difficultés à se caser. Au quatrième, ce travail d’adaptation s’arrête, et la deuxième page du morceau garde l’allure d’une pièce de musique de cham­bre.

– Même hypothèse pour le n°45 : ici la « clavecinisation » du mor­ceau a été menée jusqu’au bout mais une trace de chiffrage subsiste au début du troisième système.

 

La transcription est une pratique tout à fait naturelle pendant la période dite « baroque » et qu’on pourrait mieux définir, sur le plan musical, comme celle de la basse-chiffrée.

Il n’y a alors pas de clivage entre le compositeur et l’inter­prète. Ce dernier, apte à réaliser les basses-chiffrées, devient pour le moins un « connaisseur » en matière de composition.

Ceux qui composent laissent la plus grande latitude quand au choix des instruments. On parle de sonate pour « dessus » et « basse continue » en évitant de préciser si le dessus se joue à la flû­te, au violon, au hautbois …ou même avec deux instruments à l’unisson. La basse-continue n’est réalisée que par un luthiste si l’on cherche la subtilité, mais on y mêlera le luth au clave­cin et à la viole, si l’on veut donner du son.

La même page musicale peut donner des résultats sonores bien différents, selon les choix des interprètes.

Il est encore facile de passer d’un extrême à l’autre: lorsqu’il compose pour le grand orchestre à cinq parties, un Lully procède de telle manière que sa musique pourra se jouer sans problème sur le clavecin seul.

La première étape de composition consiste à écrire les deux par­ties les plus importantes, à savoir la plus aiguë et la plus grave.

Deuxième étape : « faire des parties », c’est à dire composer trois parties intermédiaires pour arriver à un total de cinq.

Cette seconde étape ne réclame pas un grand talent artistique, il suffit d’appliquer les règles et le compositeur peut confier cette tâche à un subalterne.

Molière fait allusion à ces deux étapes de composition dans Les Facheux  : un musicien amateur se vante d’avoir écrit une courante (la courante était une danse importante dans le rituel du bal de Cour) puis, gonflé d’orgueil, prétend confier le travail de remplissage à un illustre compositeur, Lully, dit Baptiste .

L’effet comique repose sur l’inversion des rôles, lorsqu’il quitte la scène en annonçant:

Adieu, Baptiste le très cher

N’a point vu ma courante, et je vais le chercher.

Nous avons pour les airs de grandes sympathies

Et je veux le prier d’y faire des parties.

Pour adapter au clavecin une oeuvre orchestrale du XVIIe siècle, il suffit de revenir à la substance de l’oeuvre, ces deux parties de départ (que certains éditeurs se contentaient de publier, d’ailleurs, sans donner les autres) et qu’on agrémentera, cette fois, d’un remplissage approprié au clavecin .

Ainsi s’explique la présence dans le manuscrit de Roanne, d’une Descente de Mars pour clavecin dont l’original provient d’une tragédie lyrique de Lully. Nous y trouverons d’autres oeuvres ayant suivi le même parcours.

 

Confrontations :

Cf. annexe B.

Quelques pièces de notre manuscrit réapparaissent dans d’autres sources et je citerai en premier lieu le livre de clavecin de Jean-Henri D’Anglebert (1689) car il s’agit justement de trans­criptions d’après Lully.

– La pièce n°4 et le menuet Dans nos bois du recueil de D’Anglebert sont deux adaptations dissemblables d’un air de Lully, extrait des Trios pour le Coucher du Roi .

La comparaison révèle des partis pris différents : D’Anglebert transpose la pièce vers le grave et la remplit d’arpèges et d’ornementations sophistiqués. La version roannaise reste simple et gaie, les accords y jouent surtout un rôle dynamique.

L’un choisit de développer un savantissime langage de clavecin, l’autre de préserver l’élan de la danse.

– Même remarque pour la pièce n°7, que nous pouvons ré intituler Chaconne de Galatée d’après Lully ( Acis et Galatée , 1686) grâce à la présence d’une autre transcription chez D’Anglebert.

– Ce phénomène de transcriptions parallèles resurgit avec l a Descente de Mars (pièce n°12) déjà évoquée, dont une autre adaptation pour clavecin nous est livrée dans le manuscrit de Mademoiselle La Pierre. Lequel nous offre, en prime, le titre donné à la pièce n°5 : menuet.

Ici, petite surprise : la comparaison fait apparaître la ver­sion de Mademoiselle La Pierre comme une variation dont le thème manquait. Par un échange de bons procédés, c’est maintenant notre demoiselle de Bloren qui vient compléter le manuscrit La Pierre .

– Le titre de la pièce n°3? Peut être : Gavotte! Son compositeur – ? Nicolas Lebègue ! Elle figure dans le livre de clavecin que ce fin musicien publie en 1667, mais aussi dans le manuscrit Bauyn qui fut écrit, pense-t-on, vers 1660.

Cf. annexe A. Exemple 2.

Et c’est le Bauyn qui dévoile tout au sujet de la pièce n°13. Le titre, pour une fois, était donné : Gavotte . Mais on découvre ici que l’auteur en est Jacques Hardel. Quand au « double » c’est à dire la variation, qui suit, on le doit à Louis Couperin.

– Les pièces n°1 (Forlane ) et n°2 (menuet) sont encore des trans­criptions. Elles sont tirées d’un ballet de Campra : L’Europe Galante , édité en 1697.

– La pièce n°20 (Sarabande), quant à elle, est transcrite d’après Destouches ( Issé , 1697).

– Entre le n°22 et le n°32, le Manuscrit de Roanne donne une série d’Airs de Cour, dont cinq (n°23, 24, 26, 27, 28) furent publiés en 1668 : 1er livre d’Airs de Sébastien Le Camus.

Récapitulons : des morceaux présents aussi dans le Manuscrit Bauyn (en­viron 1660) dont une gavotte de Lebègue publiée en 1667, des airs de Le Camus parus en 1668, des transcriptions d’après Lully (1675, 1677, 1686) parallèles à celles qu’on trouve chez Melle La Pierre (1687) et D’Anglebert (1689), et d’autres d’après Campra (1697) et Destouches (1697): notre recueil commencé après 1699 semble plu­tôt nous offrir un répertoire du XVIIe siècle.

Cela se confirme avec le Prélude non-mesuré (n°14) :

Le rythme est laissé à la discrétion de l’interprète, par référence à l’origine improvisée des préludes Etymologiquement, le prélude est ce qu’on fait avant de jouer son programme : on essaie l’instrument, prévenant du même coup l’auditoire que le concert va commencer).

Le prélude non mesuré est resté une forme typiquement française. Le tout dernier que l’on connaisse est celui de Rameau, 1706 ; mais dès 1702, Marchand publiait ses propres préludes en écriture « normale ».

– Le n°15 nous chante un thème bien connu au XVIIe et XVIIIe siècles, sous le nom de Folia en Italie (avec Corelli, A. Scarlatti o u Vivaldi…) et sous celui de Folies d’Espagne en France (avec Marais, d’Anglebert ou Corrette…).

Dans la version roannaise on note que le traitement de la quatrième mesure (accord soulignant fortement le deuxième temps) s’apparente ­à la version de d’Anglebert (1689) tout en s’éloignant de celles du XVIIIe siècle.

Une autre marque du XVIIe siècle est la présence d’une tierce majeure dans le dernier accord, alors que nous sommes dans une to­nalité mineure. Sous Louis XIV on goûtait les tierces majeures au point de fonder le système d’accord des instruments (le tem­pérament mésotonique ), sur cet intervalle.

Enfin, l’avant dernière mesure nécessite l’emploi d’un clavier dit « à octave courte », curiosité qui disparaîtra au XVIIIe siècle. Dans ce type de clavier, le dernier « do » dièse dans le grave est accordé en « la », pour augmenter artificiellement l’étendue sonore de l’instrument. La conséquence en est que la main peut jouer en même temps deux notes qui sur un clavier normal, seraient beaucoup trop éloignées .

 

La danse :

On sait l’importance sociale et culturelle de la danse sous Louis XIV, son impact quand le jeune roi, qui excelle dans cet art, passe par un rôle de Ballet pour s’imposer aux esprits comme Roi Soleil.

Le bal de Cour impose un rituel fortement hiérarchisé, où chacun se voit rappelé la position exacte qu’il occupe dans l’échelle aristocratique. Le couple qui danse est en repré­sentation ou plus exactement en examen : il s’agit moins de s’amuser que de prouver qu’on possède la prestance exigée par son rang !

Quand pratiquer la danse revient à cultiver sa distinction, on conçoit que les Grands se produisent aussi sur scène et Louis XIV s’y comporte brillamment.

Le Roi danse, la danse règne, et la musique instrumentale, même quand on ne l’écrit que pour elle-même, s’y réfère constamment.

Cf. annexe A. Exemple 3.

Louis-quatorzien, notre manuscrit l’est par la présence de nombreuses danses.

– Le Menuet se caractérise par sa mesure à trois temps et ses phrases de quatre mesures. Il est souvent fondé sur le rythme : noire-blanche/blanche-noire, plus ou moins apparent selon les cas.

Dans notre manuscrit nous savons que le n°2 (d’après Campra), le n°4 (retrouvé chez D’Anglebert), le n°5 (chez Melle La Pierre ) et le n°16 (dûment titré) sont des menuets. Les n°9 et 11 se révèlent à l’analyse.

– Un doute plane sur le n°10 : est-ce encore un menuet, ou une sarabande légère ? Du point de vue musical on peine à les différencier , même si la manière de danser l’un ou l’autre change nettement.

Quelques indices me font pencher -timidement- vers une sara­bande :

. Ce rythme blanche-noire, répété sur trois mesures consécutives, quand un réflexe de menuet serait d’inverser le rythme de la première mesure :

. L’ornement avec terminaison qu’on trouve souvent ici sur le troisième temps, mais jamais dans les menuets du manuscrit. Sa relative complexité semble plus appropriée à l’esprit de la sarabande.

. Un effet rythmique plus familier aux sarabandes : la conclu­sion de la dernière phrase sur un troisième temps. Cette fin reste tout de même un peu louche, car elle nous entraîne vers la reprise de la seconde section, mais que faut-il jouer lorsqu’on termine réellement la pièce? Ce n’est pas précisé.

– La sarabande grave ( comprendre : lente) se distingue plus facilement. La durée de ses phrases oscille entre quatre et six mesures, ce qui n’est guère admis dans le menuet. Son tempo calme inspire un remplissage et une ornementation plus fournis.

Ainsi peut-on avancer que le n°19 est une sarabande grave, d’esprit comparable au n°20 (sarabande d’après Destouches).

– La pièce n°18, avec sa levée en croche et son rythme binaire s’apparente à la Bourrée. Sa forme est celle du rondeau (alter­nance refrain/couplets).

– La Gavotte , à c barré soit deux temps, commence toujours ses phrases au deuxième temps. On le voit bien dans la gavotte de Lebègue (n°3), dans celle de Hardel (n°13), et aussi dans la pièce n°42.

– La Musette , au XVIIe siècle, est un instrument de musique proche de la cornemuse et, par extension une pièce musicale fondée sur l’imitation du « bourdon » (la note grave, en son continu) qui caractérise l’instrument.

La pièce n°6 en montre un exemple .

Au théâtre, l’exécution d’une Musette implique une danse de bergers.

– L’allemande, à quatre temps, commence avec une levée puis développe, dans un flot de doubles-croches, une écriture particulièrement riche. Cela vient de ce que l’allemande n’est plus dansée en 1660 : quand on en joue une, ce n’est que pour l’écouter.

Celle qu’on reconnaît au n°40 surprend par son contrepoint à quatre parties: pour un compositeur français du XVIIe ou du XVIIIe, cela n’est guère « du génie de l’instrument ». Plusieurs inter­valles de dixième exigent une main spécialement grande, cette oeuvre n’a manifestement pas été pensée pour le clavecin seul au départ.

C’est la seule pièce pour laquelle je franchirais allègrement la limite du XVIIe siècle, car son style fraternise avec les allemandes que Rameau publie en 1724 et 1728.

Cf. annexe A. Exemple 4.

La danse du Roi-Soleil devait rayonner sur toute l’Europe, il fallait donc inventer une écriture chorégraphique, et des publications surgissent à partir de 1700.

Le succès de certaines oeuvres leur vaut d’apparaître dans notre manuscrit, mais aussi d’avoir été publiées en écriture chorégraphique :

La Forlane de Campra (n°1) à Paris en 1700 (chorégraphie de Pécour pour un homme et une femme)

La Chaconne de Galatée , de Lully, (n°7), à Londres en 1725 (chorégraphie de L’Abbé pour un homme et une femme)

Les Folies d’Espagne (n°15) à Paris en 1700 (chorégraphie de Feuillet pour une femme) puis en 1704 (chorégraphie de Pécour pour un homme)

La sarabande de Destouches (n°19) à Londres en 1725 (cho­régraphie de L’Abbé pour un homme et une femme)

Les canaries de Lully (n ° 30) à Londres en 1725 (chorégra­phie de L’Abbé pour deux hommes)

 

Autres pièces identifiables :

Parmi les pièces qui ne s’inspirent pas de la danse, on a vu le cas du prélude (n°14).

L’ouverture est issue du répertoire de théâtre, on la joue, à l’origine, avant le « lever de rideau ». Elle comporte en prin­cipe trois sections. La première est binaire, de caractère grave. La seconde, plus légère et de rythme ternaire, favo­rise les « imitations » (même motif repris tour à tour dans chaque partie). La troisième conclut dans le style de la pre­mière.

La référence à l’ouverture est très nette dans les pièces n°37 et 45, malgré quelques approximations. La troisième section, dans le n°45, ne reprend pas exactement l’esprit du début et pré­fère exploiter encore l’idée des imitations. Le n°37 en est tout simplement dépourvu.

Source pour ce paragraphe: Francine Lancelot, La Belle Dance , Paris 1996.

Les cinq sections du manuscrit :

Après ces différentes observations, on peut remarquer que le manuscrit s’organise en plusieurs sections.

 

I : Les extraits d’ Amadis de Grêce , de Destouches, donné en 1699.

 

II : La série de pièces de clavecin, représentative des vingt dernières années du XVIIe siècle, et qui donne toute sa valeur au manuscrit. Elle complète le répertoire de clavecin avec un certain nombre de pièces inconnues, et d’autres qui se présentent dans une version nouvelle pour nous.

•  Forlane d’après Campra.

•  Menuet d’après Campra.

•  Gavotte de Lebègue.

•  Menuet Dans nos bois d’après Lully.

•  Menuet .

•  ( Musette ).

•  Chaconne de Galatée d’après Lully.

•  (reprise du N°1).

•  ( Menuet ).

•  ( Sarabande ).

•  ( Menuets 1 et 2 ).

•  Descente de Mars d’après Lully.

•  Gavotte de Hardel et double de L. Couperin.

•  Prélude .

•  Les Folies d’Espagne .

•  Menuet et son double .

•  [ Menuet pour un dessus , inséré ultérieurement].

•  ( Bourrée en rondeau ).

•  ( Sarabande ).

•  Sarabande d’après Destouches.

•  [ Menuet pour un dessus , inséré ultérieurement].

 

III : Série d’airs pour voix et basse-continue (plus, un air à 2 voix)

22. Quel funeste coup.

23. Qu’une longue tiedeur de S. Le Camus.

24. Laissez durer la nuit de S. Le Camus.

25. Ah! Fuyons ce dangereux séjour.

26. Amour, cruel Amour de S. Le Camus.

27. Ah que vous êtes heureux de S. Le Camus.

28. On n’aime plus de S. Le Camus.

29 et 30. [ Air pour les Egyptiens et Canaries d’après Lully: deux pièces pour dessus et basse continue qu’on a voulu insérer ultérieurement. L’écriture est différente].

31. Hélas rien n’adoucit .

32. Permettez moi de boire , air à deux voix.

 

IV: Tentatives en musique de chambre

33. (ouverture) pour dessus et basse continue

33 bis. (marche) pour dessus et basse, (oubliée dans le catalogue)

34. pièce inachevée

35. (ouverture) inachevée

36. (gavotte) inachevée

37. (ouverture) récupérée ensuite pour le clavecin, mais la transcription reste inachevée

38. pièce inachevée

39. menuet pour deux dessus

 

V. dernières pages

40. (allemande) présentée comme une pièce de clavecin, mais qui serait mieux servie par un quatuor, ou à deux clave­cins. Seule pièce dont le style évoque plus les années 1720 que les années 1680 ou 1690.

41. [petit extrait de la pièce précédente]

42. (gavotte) pour clavecin

43. air de basse ; puissant dieux de la mer . Manque l’ac­compagnement.

44. air dont il manque l’accompagnement : son come farfaletta  .

45 et 46. il n’y a qu’une pièce sous les deux numéros don­nés dans le catalogue (ouverture) pour clavecin, initialement prévue pour dessus et basse continue.

 

Conclusion :

Le Manuscrit 108, de 1a médiathèque municipale de Roanne, probablement rédigé par Mademoiselle de Bloren elle-même, complète avec bonheur le répertoire de clavecin que nous connaissons.

Il mériterait une édition moderne, accessible aux élèves musiciens car, sur le plan pédagogique, il se prête bien à une première approche de la musique du XVIIe siècle.

Je le précise car la manie actuelle est de tout publier en fac-simile. C’est ce qu’on a fait pour le Manuscrit de Mademoiselle La Pierre , qui n’intéresse pas les concertistes, mais rebute les élèves à cause d’une clef de fa inemployée de nos jours.

Du point de vue historique, le manuscrit nous renseigne sur les pratiques musicales d’une jeune fille de l’aristocratie dans les premières années du XVIIIe siècle.

Son répertoire reste orienté vers le passé : les correspondances qu’on a pu établir jusqu’à présent avec d’autres sources nous ramènent toujours avant 1700.

Aujourd’hui nous disposons du disque ou de la vidéo pour pro­fiter chez soi des spectacles à succès, à l’époque de Mademoiselle de Bloren, on se rejoue au clavecin les « tubes » du moment. Les extraits d’ Amadis , Thésée , Acis et Galatée , Isis , L’Europe Galante ou Issé justifient la présence de ce manuscrit dans la collection de Roanne, vouée aux musiques de scène.

La rédaction de l’ouvrage commence après 1699, mais à quel moment s’achève-t-elle? On aimerait pouvoir dater la pièce n°40 dont le style parait le plus tardif.

En attendant de trouver d’autres renseignements dans son répertoire, le musicien doit passer le relais.

Un travail d’Historien nous permettrait de mieux situer le personnage de Mademoiselle de Bloren.

Est-elle liée à la famille de Crémeaux, ou à une autre famille, de celles dont les armoiries figurent sur d’autres volumes du Fonds musical de Roanne, et qui restent à identifier? …

Doit-on signaler toutefois que Camille de Crémeaux, le père de Louis César, avait épousé Catherine Françoise de Courtavel, sœur utérine de la duchesse de La Vallière. Le nom de « Bloren » ou approchant est absent des mémoires du duc de Saint-Simon, aussi, suppose-t-il quelque anagramme ou coquetterie de cour (note de Philippe Pouzols-Napoléon).

LEXIQUE :

Partie : je n’emploie ce mot que dans le sens où l’on parle de la « partie » de soprano, dans une chorale.

Portée: groupe de cinq lignes horizontales, sur lequel on écrit les notes de musique.

Système: ensemble de deux portées, (réunies par une accolade dans les éditions modernes). Chaque portée corres­pond à une « partie ».

Basse-chiffrée et basse-continue: la basse-chiffrée est ce qu’on lit sur la partition, la basse-continue est plutôt le groupe instrumental qui joue. Mais on utilise aussi le terme « basse-continue » dans le sens de « basse-chiffrée ».

Levée : u ne ou plusieurs notes qui précèdent le premier temps, donnant ainsi à la phrase musicale un élan rythmique particulier.

Dessus : partie aiguë.

Basse : partie grave.

Illustration annexe A

duchesse de La Vallière. Le nom de « Bloren » ou approchant est absent des mémoires du duc de Saint-Simon, aussi, suppose-t-il quelque anagramme ou coquetterie de cour (note de Philippe Pouzols-Napoléon).

Illustration annexe B

Illustration : Extrait du manuscrit n° 108

(Avec l’aimable autorisation de la Médiathèque de Roanne).