BD, Tome LXIV, LE JOURNAL DES CONVULSIONNAIRES DE CHARLIEU (1780-1783), Compte rendu par M. Philippe Pouzols-Napoléon, pages 173 à 178, La Diana, 2005.

 

 

LE JOURNAL DES CONVULSIONNAIRES DE CHARLIEU (1780-1783)

ANALYSE CRITIQUE ET PERSPECTIVES DE RECHERCHE

Communication de Monsieur Paul Chopelin

_______________

 

Dans les nombreuses études consacrées au jansénisme forézien au XVIIIe siècle, les séances de «secours» convulsionnaires ayant agité le couvent des Ursulines de Charlieu entre 1780 et 1783 sont régulièrement mentionnées par les historiens pour leur caractère exceptionnel : crucifiements, flagellations, percements de langue, coups de poings… On retrouve toute la gamme des «grands secours» tels qu’ils étaient appliqués dans les cénacles jansénistes parisiens après la fermeture du cimetière de Saint-Médard en 1732 1 . De telles pratiques sont restées

1 Après la mort en odeur de sainteté du diacre janséniste Pâris en 1727 , les fidèles se pressent au cimetière Saint­-Médard où sa tombe devient rapidement le théâtre d’une floraison de guérisons miraculeuses, auxquelles les jansénistes donnent la plus large publicité. L’archevêque de Paris obtient du roi la fermeture du cimetière et les fidèles se replient dans des maisons particulières, où les miracles se poursuivent et se transforment en convulsions spectaculaires. Les secours sont les épreuves corporelles subies par les convulsionnaires jansénistes qui entendent figurer ainsi les souffrances imposées par ses ennemis à la vraie Eglise, celle des jansénistes, seuls détenteurs de la Vérité. La résistance corporelle est une preuve de l’intervention divine. Les secours deviennent de plus en plus violents au fur et à mesure que le mouvement se marginalise, preuve de l’élection de ses membres. Aux simples tiraillements initiaux, succèdent les coups de bâton, voire, dans les cas extrêmes, les crucifiements (le terme de crucifixion désigne uniquement le supplice du Christ). Ces séances font l’objet de procès-verbaux, recopiés et distribués parmi les fidèles afin de prouver l’élection divine des «Amis de la Vérité ». Le mouvement convulsionnaire divise les jansénistes, entre partisans et adversaires des miracles, avant de s’orienter vers le sectarisme au tournant du siècle. Sur le sujet, l’ouvrage de référence reste celui de Catherine Maire : Les convulsionnaires de Saint-Médard. Miracles, convulsions et prophéties au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard-Julliard, coll. Archives, 1985, 268 p.

rares en province, où le mouvement convulsionnaire prend le relais de la capitale à partir des années 1760-1770. Pour le diocèse de Lyon, deux affaires font grand bruit à la veille de la Révolution. En mai 1787, Fialin, curé de Marcilly-le-Châtel (Loire), crucifie sa servante, imité en octobre de la même année par François Bonjour, curé de Fareins (Ain), qui crucifie également sa servante, Etiennette Thomasson, dans l’église paroissiale. L’année suivante, le R. P. Pierre Crêpe (ou Crespe), un dominicain janséniste de Lyon, hostile aux convulsions, écrit un ouvrage relatant et expliquant ce phénomène. Il expose notamment le fonctionnement de l’«œuvre», qui est un réseau de convulsionnaires organisé au niveau d’un ou de plusieurs diocèses, ici Lyon et Mâcon, et la raison d’être des «grands secours» :

Dans l’œuvre, tout est significatif et purgatif. Tout est significatif, car les crucifiements représentent Jésus-Christ crucifié par les clous de la bulle Unigenitus. Ils représentent en second lieu les persécutions de l’Eglise romaine contre l’oeuvre et les tourments qu’exercera contr’elle l’Antéchrist. En troisième lieu, les vengeances que l’oeuvre tirera un jour de ses ennemis. Tous les crucifiements administrés en différents lieux de la France annoncent les fléaux qui, bientôt, tomberont sur ce malheureux royaume, berceau de l’hérésie 2 .

verbaux, recopiés et distribués parmi les fidèles afin de prouver l’élection divine des «Amis de la Vérité ». Le mouvement convulsionnaire divise les jansénistes, entre partisans et adversaires des miracles, avant de s’orienter vers le sectarisme au tournant du siècle. Sur le sujet, l’ouvrage de référence reste celui de Catherine Maire : Les convulsionnaires de Saint-Médard. Miracles, convulsions et prophéties au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard-Julliard, coll. Archives, 1985, 268 p.

2 [P ierre Crêpe] : Notion de l’œuvre des convulsions et des secours, surtout par rapport à ce qu’elle est dans nos provinces du Lyonnois, Forez, Mâconnois, etc., à l’occasion du crucifiement public de Fareins, s.l.n.d., 1788, p. 69-70.

L’affaire de Fareins occasionne un grand scandale à Lyon et divise les jansénistes entre partisans et adversaires des convulsions. L’archevêque de Lyon, Mgr de Montazet (1758-1788), qui avait accueilli beaucoup de jansénistes dans son diocèse pendant les années 1760-1770, décide alors d’expulser les principaux propagandistes de l’œuvre au sein du clergé, tant régulier que séculier. Les deux curés «crucificateurs» sont poursuivis par l’officialité diocésaine, attirant ainsi le discrédit sur le mouvement janséniste qui s’enfonce dès lors dans la marginalité 3 .

On adjoint souvent à ces deux épisodes, le cas des Ursulines convulsionnaires de Charlieu, actives entre 1780-1783. S’ils ne manquent pas de le mentionner, peu d’historiens s’étendent sur ce phénomène, peu documenté et qui n’appartient pas stricto-sensu à l’espace forézien : morphologiquement, la ville de Charlieu est une zone de contact entre la plaine de Roanne et le Brionnais. Sous l’Ancien Régime, elle appartient administrativement à la province du Lyonnais, formant une excroissance dans l’actuel département de la Loire. Sur le plan spirituel, Charlieu dépend du diocèse de Mâcon, tandis que le Forez est rattaché au diocèse de Lyon. Sur les cartes représentant le jansénisme forézien, Charlieu constitue une excroissance isolée, en dehors de toute zone d’implantation janséniste. A priori, rien ne prédispose Charlieu à accueillir des religieuses convulsionnaires.

Tout repose sur l’existence d’un journal de convulsions conservé aux archives départementales de Saône-et-Loire, sous la cote G 778, et régulièrement présenté, depuis un article de

3 Sur le jansénisme forézien au XVIIIe siècle, le point de la question et des perspectives nouvelles dans Patrice Moreau : Du livre à la pierre tombale. Les jansénistes en Forez à l’époque moderne , dans Entretemps, n° 3, 2004, pp. 13-54. Ce numéro comporte un dossier spécial sur le jansénisme en Forez au XVIIIe siècle. Pour l’ensemble du diocèse de Lyon : Jean-Pierre Chantin : Les Amis de l’Œuvre de la Vérité. Jansénisme , miracles et fin du monde au XIXe siècle, Lyon, P.U.L., 1998, 186 p.

Marguerite Rebouillat, comme le récit de secours administrés à une ou plusieurs religieuses ursulines de la ville 4 . Or, parmi les historiens qui le mentionnent, rares sont ceux qui sont allés consulter le document original et l’ont soumis à une analyse critique, d’autant plus qu’il a été cité par Benoît Laurent, un historien qui a longtemps fait autorité par le sérieux de ses recherches sur le jansénisme forézien 5 . Or, B. Laurent lui-même n’a pas eu entre les mains le journal des convulsionnaires de Charlieu. Il signale seulement à ses lecteurs, en appendice de son ouvrage sur les Béguins en Forez (1944), la parution d’un livre mentionnant la découverte d’un journal de convulsionnaires écrit par la supérieure des Ursulines de Charlieu 6 .

Il s’agit d’un ouvrage d’Henri Pensa, intitulé Sorcellerie et religion. Du désordre dans les esprits et dans les moeurs aux XVIIe et XVIIIe siècles, paru en 1933 7 . L’auteur, docteur en droit, spécialiste des relations internationales, s’était consacré à la fin de sa vie à la publication d’ouvrages grand public, consacrés aux anecdotes «croustillantes» et mystérieuses de la

4 Marguerite Rebouillat : Les convulsionnaires dans le Forez , dans Actes du 98e congrès national des sociétés savantes. Tome II. Forez et Velay : questions d’histoire et de philologie, Paris, Bibliothèque nationale, 1975, pp. 105-113, repris dans Société des Amis des Arts de Charlieu. Compte-rendu annuel. 1975, Charlieu, 1976, pp. 19-26. Il s’agit d’une analyse détaillée du contenu du journal des convulsions qui nous intéresse. Depuis cet article, la présence des convulsionnaires à Charlieu est attestée par de nombreux historiens, pourtant par ailleurs bien informés.

5 Benoît Laurent : L’Eglise janséniste du Forez, Saint-Etienne, Imprimerie de la Loire républicaine, 1942, 270 p. Cet ouvrage fait encore référence par la richesse de sa documentation et n’a pas encore été remplacé.

6 Benoît Laurent : Les Béguins. Des foréziens en quête de Dieu, Saint-Etienne, Le Hénnaff, 1980 (1 ère ed 1944, sous le titre En Forez. Les Béguins ), pp. 167-168.

7 Henri Pensa : Sorcellerie et religion . Du désordre dans les esprits et dans les mœurs aux XVIIe et XVIIIe siècles , Paris, Félix Alcan, 1933, 383 p. C’est également à cet ouvrage que se réfère Albert Mousset, L’étrange histoire des convulsionnaires de Saint-Médard , Paris, Les Editions de Minuit, 1953, pp. 186-187.

France d’Ancien Régime 8 . Dans Sorcellerie et religion , il évoque pêle-mêle Léonora Galigaï, la sulfureuse favorite de Marie de Médicis, le curé Urbain Grandier, brûlé à Loudun en 1634, les procès de sorcellerie en Bourgogne au XVIIe siècle, des affaires de confesseurs séduisant leurs jeunes pénitentes au XVIIIe siècle, le jansénisme convulsionnaire en Lyonnais et Forez, avant de conclure son ouvrage sur le «désordre dans les esprits» de son époque, en dénonçant le pacifisme international promu par la S.D .N. et en lançant un appel aux armes contre l’Allemagne. Dans son évocation des convulsionnaires du Forez, Pensa cite longuement le journal de Charlieu qu’il vient de découvrir (sans indiquer dans quelles archives), en abordant de préférence les passages les plus violents 9 . Ce journal soulève tout de même quelques questions, car l’auteur n’a découvert aucune autre mention de convulsions à Charlieu et dans les environs : comment admettre que des séances de convulsions aussi répétées, dans un couvent où se donnait l’instruction aux jeunes filles de la région, aient pu demeurer ignorées de la société ? . Il donne pour explication le grand attrait pour les récits de sorcellerie, les incantations et les légendes religieuses ou mystiques de la population locale, soulignant au passage l’obscurantisme de certains Charliendins : dans un milieu tellement isolé des routes conduisant à Paris, où, de nos jours encore, on peut trouver dans des demeures anciennes et confortables des esprits qui raisonnent comme s’ils étaient antérieurs aux guerres de religion . Peu informé sur les institutions religieuses locales, Henri Pensa explique que si l’on ne dispose d’aucune autre

8 On lui doit notamment H ortense Mancini, duchesse de Mazarin. Ses démêlés conjugaux, sa vie aventureuse (1646-1699) Paris, Félix Alcan, 1935, 156 p. et Les mœurs du temps jadis d’après les sentences de justice Paris, Félix Alcan, 1937, 319 p. Il est également l’auteur de Contes et légendes de Bourgogne Paris, Editions de la Revue du Centre, 1936, 189 p.

9 Henri Pensa : Sorcellerie et religion , op. cit., pp. 317-332.

trace de ces convulsions, c’est parce que l’affaire avait été enterrée par l’évêque de Saint-Etienne 10  !

Au-delà de cette analyse peu sérieuse, qui est pourtant à l’origine de la fortune historique des convulsionnaires de Charlieu, il convient de revenir au document original et de le soumettre à la critique afin d’évaluer son véritable intérêt pour l’historien.

Le «journal de Charlieu » est entré aux Archives départementales de Saône-et-Loire entre 1861 et 1883, avec le versement des fonds de l’évêché d’Autun concernant les diocèses de Mâcon et d’Autun sous l’Ancien Régime 11 . Ce document se présente sous la forme d’un cahier manuscrit de 46 feuillets, écrits recto-verso. Sur la couverture figure une inscription manuscrite, à la plume, d’une écriture différente de celle des feuillets intérieurs :

« Histoire des convulsionnaires écrite par madame Feydeau, supérieure des ursulines à Charlieu, qui avoit une ursuline qui étoit venue de Fareins en Dombes (Ain). Mde Feydeau est morte à St Laurent [Saint-Laurent-sur-Saône ?] en 1793 et a été trouvé [sic] dans la rue de St Laurent un matin morte.

Rapport sur les illuminés des montagnes de Saône et Loire.

10 Ibid., pp. 330-332. Le diocèse de Saint-Etienne ne sera créé qu’en 1971… Sous l’Ancien Régime, la paroisse de Charlieu appartenait au diocèse de Mâcon, avant d’être rattachée à celui de Lyon après le concordat de 1801.

11 Communication de Mme Isabelle Vernus, conservatrice des Archives Départementales de Saône-et-Loire, que je remercie pour m’avoir fourni ce renseignement.

X