BD, Tome LXIV, LUCIEN SOUCHON DU CHEVALARD (1798-1878), Compte rendu par M. Philippe Pouzols-Napoléon, pages 229 à 256, La Diana, 2005.

 

LUCIEN SOUCHON DU CHEVALARD (1798-1878)

Les travaux et les jours d’un gentilhomme agriculteur 

Communication de Monsieur le Préfet Henri Souchon

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C’est dans un style plutôt convenu, que l’on dira de circonstance, que le président Faye prononce l’éloge funèbre de Lucien Souchon du Chevalard, lors de la séance du 7 octobre 1878 de la Société d’Agriculture de Montbrison . Longtemps vice-président à ses côtés, la « respectueuse affection » qui dicte son propos ne laisse que peu de doute sur l’amitié sincère qui liait les deux hommes. Aussi faut-il le lire comme le témoin fidèle d’une époque partagée en même temps que le notaire scrupuleux de l’oeuvre propre du disparu.

Magistrat à Montbrison, puis à Roanne, Lucien Souchon du Chevalard est substitut au parquet de Montbrison à la veille de la Révolution de 1830. Légitimiste de conviction, il renonce aux promesses d’une carrière où un avenir brillant s’ouvrait à lui, pour s’installer sur le domaine de Beaurevers dont il héritera quelques années plus tard. Juriste de par sa formation, mais encore néophyte dans les choses de l’agriculture, il leur témoigne très vite une attention qui pourrait surprendre si l’on n’avait compris, qu’homme d’études, il est curieux de tout et, qu’homme généreux, il tient à ne pas décevoir les espoirs que son installation fait naître parmi ses voisins agriculteurs. Aussi

Société d’Agriculture de Montbrison  : Monsieur du Chevalard . Montbrison, Imprimerie A.Huguet,1878.

rejoint-il la Société d’Agriculture de Montbrison dans l’année même de son installation. De création récente, elle ne réunit encore qu’un petit nombre de grands propriétaires surtout préoccupés de leur seul patrimoine. Assez vite cependant, la prise de conscience d’intérêts communs les pousse à se pencher ensemble sur le nécessaire aménagement de la plaine du Forez : son assainissement par la suppression d’étangs reconnus insalubres, la possibilité d’une dérivation du cours de la Loire pour favoriser l’irrigation, alimentent discussions et propositions. Lucien Souchon du Chevalard accède à la présidence en 1846. Ses publications, ses interventions multiples auprès des ministres de l’Agriculture, des préfets de la Loire , témoignent d’un souci d’efficacité autant que d’une réelle ingéniosité face aux promesses d’une modernisation de l’agriculture.

Trois domaines, au demeurant étroitement liés, vont nourrir ses réflexions au fil des années. Si la nécessité l’impose, l’époque qu’ouvre le Second Empire se révèle propice. Partout en France, l’agriculture amorce une spectaculaire évolution qui concerne, on le verra plus avant, la mise en état des terres cultivables, le développement parallèle du machinisme agricole autant que la réalisation de ce que l’on entend aujourd’hui par la notion « d’équipements structurants ». Au-delà, il mesure mieux que d’autres toute l’importance à accorder à la formation des hommes. Dans ses écrits, par ses initiatives, il énonce des principes, lance des expérimentations, jusqu’à définir un dispositif qui lie étroitement théorie, pratique et dimension spirituelle de l’activité agricole.

Cette philosophie de l’action, Lucien Souchon du Chevalard la résume avec vigueur dans une déclaration lapidaire a : Je crois que l’agriculture est un art qui se pratique, non une science qui s’enseigne . En conséquence, le rôle des sociétés d’agriculture est de constater les progrès agricoles et de les encourager par les moyens dont elles disposent . Initier, accompagner plutôt qu’imposer, libérer l’initiative individuelle au bénéfice d’une activité productive et de l’épanouissement des hommes qui s’y consacrent : tels sont les principes qui ne cesseront de gouverner sa pensée et son action.

 

Quels visages l’agriculture offre-t-elle dans la France des années 1830 ? Quelles priorités s’imposent aux acteurs d’un paysage agricole en voie de recomposition ? Deux questions en guise de nécessaire préambule à la compréhension des enjeux auxquels la plaine du Forez est confrontée et de la nature des réponses qui leur seront données.

Après comme avant la Révolution , la France demeure et pour longtemps encore, un pays essentiellement agricole. La valeur du produit agricole brut est, à la fin de la Restauration , plus de trois fois supérieure à celle du produit industriel et plus de deux fois encore au début du Second Empire. De même, la population agricole représente au milieu du siècle un peu plus de la moitié de la population active. Mais qui sont ces agriculteurs issus de la réforme révolutionnaire de la condition paysanne ? II est établi aujourd’hui que l’intention qui avait présidé à cette réforme n’a pas produit les effets escomptés. La vente des biens nationaux, loin de profiter aux modestes parcellaires, a favorisé l’investissement foncier par les mieux pourvus. Si l’on excepte le cas des émigrés rétablis dans leurs droits de propriété, sous le Premier Empire et la Restauration , les principaux acquéreurs se recrutent dans la bourgeoisie. Elle seule peut mobiliser les capitaux nécessaires et faire échec aux ambitions des petits paysans qui, même regroupés face aux spéculateurs, ne peuvent prétendre qu’à de modestes extensions de propriété, à la faveur de la dépréciation de l’assignat, notamment. Les paysans pauvres, au sort encore alourdi par le maintien des servitudes

Déclaration lors du Concours agricole de 1866. Cité par Faye, pages 6 et 7.

collectives, alimentent les bataillons de prolétaires quittant la campagne pour la ville, ses mines et ses fabriques. Les effets de cette redistribution foncière sont statistiquement établis : si les propriétés parcellaires représentent plus des trois quarts des propriétés foncières, elles n’en représentent, en valeur, que moins du cinquième. Ainsi, moins de 60.000 propriétaires détiennent plus du quart de la propriété foncière. Pour autant, la grande propriété est inégalement répartie sur le territoire national. Surreprésentée dans le quart nord­-ouest du pays, elle ne tient que peu de place dans le Massif Central, par exemple. Cette concentration de la grande propriété se poursuivra tout au long du siècle . Dans son dernier quart, la moitié du sol est occupée par des propriétés de moins de vingt hectares, soit treize millions sept cent mille, contre quatre cent mille pour l’autre moitié. Autrement dit, 3% des propriétaires détiennent à eux seuls autant de terre que les quatre vingt dix sept autres.

Il convient cependant de nuancer ce tableau en distinguant la propriété du sol de son exploitation. Rares sont en effet ceux des grands propriétaires qui exploitent. Majoritaires, en revanche, sont ceux qui remettent leurs terres à des fermiers ou à des métayers, lesquels emploient à leur tour, en qualité de salariés, les quatre cinquièmes environ des non-propriétaires. Si bien que vers le milieu du siècle le salariat reste dominant dans les campagnes. Le paysan sans terre n’a d’autre choix qu’entre celui d’un exode vers les villes ou, pour quelques uns, celui d’une promotion par l’accès à la position de fermier ou de métayer.

Ce rappel volontairement cursif de la répartition patrimoniale du sol ne saurait à lui seul fournir une image exacte et suffisante de l’économie agricole de la France des trois premiers quarts du XIXe siècle. Que cultive-t-on et avec quels moyens ? Quelles priorités s’imposent à l’agriculture au regard des besoins alimentaires croissants d’une population qui s’urbanise, d’une part, et des besoins des industries de transformation, d’autre part ? Enfin quels progrès techniques accompagnent ces choix et pour quels résultats ?

Avec la redistribution du sol, on observe un accroissement sensible des surfaces cultivées. De vastes défrichements sont entrepris dans les régions où domine la grande propriété, soucieuse de rentabiliser le capital investi. Un mouvement général de recul des jachères s’accélère à partir des années trente. Sur les terres gagnées, des prairies artificielles se multiplient qui enrichissent les sols et fournissent au bétail une nourriture de qualité propice à l’extension des cheptels. Les sols sont mieux entretenus, les récoltes progressent en qualité. Des céréales nobles dominent, préférées désormais au seigle et au sarrasin, caractéristiques d’une agriculture rustique et encore autarcique. L’industrie, pour sa part, induit des productions nouvelles : chanvre, lin, oléagineux, vers à soie, témoignent d’une diversification culturale qu’implique la fabrication de produits nouveaux.

S’il est encore exagéré ou prématuré de suggérer les prémices d’une interpénétration entre agriculture et industrie, il reste que le progrès technique apporte par sa diffusion les moyens d’une efficacité accrue. L’introduction de la batteuse- seule machine agricole mue par la vapeur – de la moissonneuse mécanique, de la charrue Dombasle qui supplante peu à peu l’araire médiévale, s’impose, il est vrai, dans les régions les plus actives. Mais plus importante parce que plus généralisée est la place prise par l’amélioration des sols. La technique du drainage fait reculer les zones marécageuses ; l’irrigation maîtrisée rend à la culture des espaces immenses ; l’agronomie apporte les connaissances scientifiques utiles à la culture et à l’élevage, tandis que l’économie rurale, enseignée, transforme lentement le paysan d’hier en gestionnaire.

Encore une fois, ces progrès, on l’aura deviné, ne profitent pas d’une manière égale aux gens de la terre. Aux raisons déjà évoquées : différences de potentiel entre les régions; étendues des propriétés et qualité des possédants ; la terre comme objet de spéculation ou sa mise en exploitation, il convient d’en ajouter une dernière. Inégaux dans ces domaines, les propriétaires le sont aussi par l’inégalité d’accès à ces moyens nouveaux et à ces connaissances faute de moyens économiques, faute de formation ou de la difficulté à l’acquérir.

Rappeler la création en 1831 du Conseil Général de l’Agriculture, de la nationalisation de l’Ecole d’Agronomie de Grignon, ou souligner les aides publiques accordées à des fermes-écoles, à des fermes modèles, ne doit pas masquer le niveau d’instruction médiocre des ruraux, de l’ouvrier agricole au petit propriétaire exploitant. Isolés dans leurs campagnes, soumis à des travaux pénibles, ils demeurent éloignés de toute vie intellectuelle. La création obligatoire, en 1831, d’une école primaire de garçons, puis de filles en 1850, dans chaque commune ne sera pas d’effet immédiat et donc de nature à corriger ce handicap majeur. Rappelons ici, à titre d’illustration, qu’en 1832, la moitié des conscrits est analphabète, 46% savent lire et écrire et 4% maîtrisent la seule lecture. Il faudra attendre la fin du siècle pour constater un recul de 50 à 15% du nombre des conscrits réputés analphabètes.

Ainsi peut être résumé à grands traits le visage agricole de la France , tel qu’il s’offre , avec naturellement bien des nuances régionales à Lucien Souchon du Chevalard lorsqu’il s’installe à Beaurevers. La plaine du Forez connaît alors beaucoup de handicaps et peu d’atouts. II sera de la responsabilité de quelques hommes entreprenants d’en corriger les effets, d’en saisir les opportunités au bénéfice d’une vaste plaine qui, sans être parmi les plus défavorisées, souffre de graves insuffisances structurelles et humaines. En orientant sa réflexion sur la formation des hommes, l’amélioration des sols, l’introduction de techniques culturales et en promouvant l’idée de grands équipements, tel un canal d’irrigation, Lucien Souchon du Chevalard devait contribuer à offrir un avenir à l’agriculture forézienne.

Cette contribution qui devait se poursuivre pendant plus d’un demi siècle s’inscrit dans l’oeuvre collective de la Société d’agriculture de Montbrison. Constituée par arrêté du préfet de la Loire du 18 novembre 1818 et approuvée le 30 du même mois par le ministre de l’Intérieur, elle supplante rapidement d’autres organismes de moindre envergure et s’impose par le rayonnement qu’exercent ses premiers présidents, tous grands propriétaires de la Plaine. Le vicomte de Meaux, le marquis de Poncins, le marquis de Sasselange, puis d’autres, en posent les fondements et tracent les perspectives qui seront reprises et amplifiées par Souchon du Chevalard. Sa publication, La feuille du cultivateur forézien porte le témoignage du souci constant d’entrer véritablement dans la voie du progrès agricole . Elle doit, ajoutera bien plus tard Souchon du Chevalard, à une longue existence poursuivie sans la moindre interruption, une connaissance complète des besoins et des moeurs du pays et leur a toujours sans hésitation ni aucune diversion, consacré toutes les ressources dont elle a disposé ; elle leur a accommodé toutes les dispositions de ses règlements et tout subordonné à sa marche progressive .

Avec l’avènement du Second Empire, l’agriculture bénéficie du soutien avisé de l’empereur. Très au fait de ces questions, comme en portent témoignage les deux ouvrages qu’il fait publier en 1842 et 1844 , il n’en mesure pas moins toute l’importance en régime de suffrage universel d’un électorat rural qui pourrait lui apporter de nécessaires majorités électorales et plébiscitaires. L’accroissement très rapide de la population

Bulletin de la Société d’Agriculture de Montbrison. 1877, page 4

L’analyse de la question des sucres (1842 ), dans lequel il examine un projet de loi de la Monarchie de Juillet qui tendait à supprimer la production du sucre de betterave plus cher que le sucre de canne, en indemnisant les producteurs. Dans L’extinction du paupérisme (1844), il envisage l’attribution de terres incultes ou mal exploitées aux ouvriers au chômage. Cf. Histoire économique des grandes puissances à l’époque contemporaine . C. Ambrosi et M.Tacel, Delagrave, Paris, 1963, pages 151 à 158.

urbaine- plus 60,4% entre 1836 et 1861, pour les villes de plus de vingt mille habitants- impose un approvisionnement alimentaire suffisant, sans qu’il soit nécessaire de recourir trop largement à l’importation. Valoriser les terres en culture, réduire les surfaces encore incultes, utiliser plus rationnellement les sols dénudés des montagnes, forment ensemble un programme clairement défini dans la lettre que Napoléon III adresse le 5 janvier 1860 à son ministre d’Etat Fould : Défricher les forêts situées dans les plaines, et reboiser les montagnes, affecter tous les ans une somme considérable aux grands travaux de dessèchement, d’irrigation . Programme qu’il complète dans une lettre adressée le 18 août 1861 au Comte de Persigny : Les communes rurales si longtemps négligées doivent avoir une large part aux subsides de l’Etat, car l’amélioration des campagnes est encore plus utile que l’amélioration des villes . Les résultats en sont spectaculaires et connus même s’ils ne sauraient alors rivaliser avec ceux obtenus par l’Angleterre durant la même période.

Aussi, faut-il se garder de mettre au compte d’une complaisance de pure forme l’hommage que Souchon du Chevalard rend à l’empereur lors de la grande enquête agricole de 1866 en introduction du « Dire » qu’il adresse sous le timbre de la Société d’Agriculture de Montbrison : preuve de sa sollicitude pour tout ce qui intéresse les classes ouvrières, celle surtout qui est la plus nombreuse et qui joue le principal rôle dans l’économie publique . Hommage sincère rendu à un souverain attentif aux efforts déployés et soucieux de les relayer par les ressources du revenu national, le « Dire » déposé par Souchon du Chevalard revêt à nos yeux un intérêt capital pour plusieurs raisons. Intervenant en 1866, soit après vingt années de

Ambrosi et Tacel. Op. cit. page 181.

Ibidem.

Enquête agricole, Dire, déposé par Monsieur du Chevalard. Montbrison, Typographie A.Huguet page 3.

présidence, il peut se lire comme un bilan d’activité souvent critique mais riche de suggestions inspirées par les succès et les erreurs des années écoulées. Au-delà, il lui permet de s’interroger librement sur certaines orientations gouvernementales, sur le rôle du crédit notamment et de dessiner l’architecture de cet enseignement agricole qui lui tient tellement à coeur de voir se réaliser. Enfin, le même texte renseigne sur la liberté de ton que s’accorde son auteur, ainsi que sur son talent à moquer, au passage, l’assurance pleine d’arrogance réputée scientifique de la statistique et de l’économie. Voyons cela d’abord en le citant : C’est un devoir pour tous ceux qui partagent cette sollicitude de répondre aux intentions du souverain en exprimant avec loyauté et franchise, leurs appréciations sur les causes des souffrances de l’agriculture, sur les moyens de les atténuer d’abord, et de les faire cesser bientôt. Ces souffrances sont réelles ; des plaintes émanées des hommes les plus compétents les accusent. Mais il faut se garder de les exagérer. Il faut surtout se garder d’y trouver le texte d’une opposition au gouvernement et de les convertir en obstacles à son action bienfaisante. Il fait appel à toutes les intelligences, il ne peut que vouloir connaître la vérité; on peut toujours la dire, à qui la recherche sincèrement .

Redoutant, sans doute avec raison, les conséquences trompeuses d’une traduction étroitement statistique des contributions envoyées depuis le pays tout entier, il met en garde et relativise par avance les conclusions qui pourraient en être tirées : Sans contester à cette science sa grande utilité, et les services qu’elle peut rendre, je la fais seulement consister à fournir la preuve de la corrélation existant entre les faits et les principes et non à les créer. Si donc elle se trouve en contradiction avec les déductions d’un raisonnement rigoureux, je donne la préférence à celui-ci (… ) D’ailleurs,

Dire . Op. cit. page 4.

est-il possible à tous ceux que les grandes questions économiques intéressent de pouvoir les résoudre par la statistique .

Puis de conclure sur quelques phrases qui pourraient résonner comme un défi si elles n’émanaient d’un homme attaché à l’Empire et confiant dans la sincérité qui anime le souverain : Je croirais proférer un blasphème social, si j’admettais que l’action du gouvernement, secondée par une bonne législation, ne peut rien sur les moeurs d’un pays, autant voudrait dire qu’il est inutile, et que s’il est impuissant sur l’opinion dont il est obligé de subir le joug, sans pouvoir la rectifier lorsqu’elle s’égare, une sorte de fatalité pèse sur les destinées des sociétés. Mais il n’en n’est pas ainsi ; nous avons sous les yeux un exemple de ce que peut un souverain pour le bien du peuple que la Providence a placé sous son sceptre .

Ainsi s’ouvrent et se concluent les trente sept pages du « Dire » de Lucien Souchon du Chevalard. Nous le prendrons comme ligne directrice de sa pensée agricole en l’enrichissant d’autres développements tirés de correspondances, de publications ou telle qu’elle s’illustre dans des réalisations. Car, homme d’étude et de réflexion, Lucien Souchon du Chevalard doit rester dans notre souvenir à l’égal d’un homme pragmatique, certes sensible aux vertus du langage, mais plus encore attaché aux faits et aux résultats de l’action.

Dans quelles conditions convient-il de placer l’agriculture française, une fois résolue la délicate question économique du rapport entre le prix de revient et le prix de vente de ses produits a ? Nous y reviendrons plus avant car, à travers elle, se trouve soulevée celle du rapport à mettre entre liberté et protection. Thème récurrent, quoique rarement formulé en termes d’une rigoureuse symétrie d’opposition, il touche aussi bien en effet à la formation des hommes qu’aux grands

Dire . Op. cit. page 10.

Dire . Op. cit. page 37.

investissements, à la fiscalité, qu’aux relations entre les propriétaires et leur main d’oeuvre. Avec quelques nuances, Lucien Souchon du Chevalard laisse transparaître sa préférence pour la liberté dès lors, et c’est le principal car le moins suspect d’esprit de système, qu’elle s’accompagne d’une volonté partagée de progresser ensemble à la recherche du bien commun. Un thème qui revêt une signification historique dans un siècle qui voit s’exacerber l’opposition entre le capital et le travail, se développer le salariat agricole et industriel, s’aggraver l’enfermement des individus dans une liberté toute de dépendance et d’indifférence.

La première des conditions favorables à l’agriculture est de donner aux populations de la campagne une éducation qui réponde à leur destination, et les rende vraiment agricoles . On dirait aujourd’hui qu’il faut les professionnaliser. Le constat une fois dressé de la diminution du nombre d’agriculteurs entre les dénombrements de 1851 et 1861, de leur évasion vers les villes, Lucien Souchon du Chevalard souligne pourtant que : Les travailleurs sont les vrais instruments de la culture ; qu’ils sont ses instruments qu’il faut perfectionner, car leur inaptitude rend stériles la plupart des découvertes de la science . L’instinct, l’amour de sa profession doivent être à l’agriculture ce que l’esprit militaire et l’amour de la patrie sont aux armes de la France. Pour y parvenir, un ensemble d’efforts persévérants dirigés sur les populations rurales sont donc à entreprendre. Le but étant fixé, l’esprit également, quels moyens sont à déployer ?

En exécution de la loi de 1850 relative aux écoles, Lucien Souchon du Chevalard devait être choisi pour remplir les fonctions de recteur d’académie du département de la Loire. Il le restera deux années, le temps nécessaire à la rédaction d’un règlement des écoles qui lui survivra. Rien de surprenant donc, sachant l’importance qu’il accorde à la formation. Plus

Dire . Op. cit . page 10 ;

Ibidem.

surprenant peut-être ce Catéchisme agricole ou notions élémentaires d’agriculture qu’il destine aux élèves des écoles primaires et présente comme le premier degré de l’enseignement agricole. De modeste format – 9 sur 14 cm- il se dégage de ce petit livre de poche un charme bucolique empreint de spiritualité naïve et de sagesse « prud’hommesque ». Son auteur, qui ne dédaigne pas les parallèles audacieux, y développe une pédagogie d’allure socratique, matinée de catéchèse. L’interpénétration de la nature et du religieux y est totale : Deus sive natura oserait-on dire. Servir la nature pour servir Dieu, comme ailleurs, on aimerait l’agriculture comme on aime la patrie. L’auteur s’en explique dans la préface : Cette similitude entre les deux enseignements doit avoir l’avantage de les faciliter l’un par l’autre ; leur origine est la même, ils ne sauraient se contredire ; mais par la diversité de ce qui en fait l’objet, on multiplie ce qui peut attirer l’attention et frapper l’imagination des enfants, et comme en réalité toutes les deux n’ont d’autres fins que de faire connaître, adorer et aimer Dieu, il en résulte qu’en faisant des hommes religieux, on peut faire de bons agriculteurs .

S’adressant à de jeunes esprits, l’auteur prend soin de préciser que son ouvrage n’élève pas de prétention à égaler un traité d’agriculture. Ses trois parties y traitent successivement de notions générales – de la végétation, de la nature du sol, de la levée des récoltes…- ; des diverses spécialités de cultures et des pratiques agricoles consacrées par l’expérience- de la moisson, des arbres et des soins à leur donner, de l’irrigation des prairies…- ; d’aperçus sur les sciences utiles à l’agriculture- géologie, physique, chimie…- Cent quatre vingt dix pages d’initiation dont on se dit qu’elles ont été, pour beaucoup sans

Catéchisme agricole ou notions élémentaires d’agriculture . Ouvrage destiné aux écoles primaires, Moulins 1864.

Catéchisme agricole. Opus cité préface page V.

doute, le seul livre, l’unique enseignement reçu au cours d’une vie.

Mais, à cet ouvrage, bien que propice comme peuvent l’être les Ecritures à la méditation, il faut des maîtres pour en prolonger les enseignements par le commentaire. Ce sera le rôle dévolu aux instituteurs laïcs. Plus peut-être que leurs homologues des « corporations religieuses» , ils peuvent par leur immersion dans la population prolonger cette réflexion et ressentir combien l’avenir de l’agriculture leur est confié . L’enseignement des écoles normales primaires devrait donc s’imprégner davantage de cette responsabilité et affecter un caractère plus agricole . Pour autant, cette responsabilité doit être partagée : Nés aux champs, appartenant en grand nombre à des familles d’agriculteurs, les pasteurs, en s’intéressant à l’agriculture, commentent les oeuvres de Dieu, dont ils sont les ministres et en font ressortir les bienfaits . Formation des esprits et édification de l’âme doivent progresser d’un même pas, sachant que pour le plus grand nombre la pratique par l’exercice de la profession viendra affermir les bienfaits de cette propédeutique.

Mais cela ne saurait suffire : L’atelier agricole comme l’atelier industriel a besoin de chefs dont l’habileté assure la bonne exécution des travaux auxquels ils participent et dont ils deviennent les conducteurs et les démonstrateurs . C’est à cette fin que sont instituées les fermes-écoles. Subventionnées par l’Etat, elles accueillent après examen, des jeunes gens âgés

Dire . Op. cit. page 13.

Dire . Op. cit page 13. Souchon du Chevalard fonde de grands espoirs sur le rôle que les instituteurs laïcs pourraient encore jouer. Dans deux lettres adressées le même 11 juillet 1874 au ministre de l’Agriculture et au préfet de la Loire , il demande que soit confié aux écoles des chefs-lieux de canton le soin de procéder à des observations et relevés météorologiques utiles aux agriculteurs.

Dire . Op. cit. page 13.

Dire . Op. cit. page15.

d’au moins seize ans, pour une scolarité de quatre années. Ils sont placés sous l’autorité d’un directeur qui exploite la ferme à ses frais, périls et risques et reçoit un traitement annuel de deux mille francs. Dans la Loire , la commune de Champdieu reçoit, au château de la Corée , la première école de ce type dans le département en 1845 Cent vingt hectares, six paires de boeufs charolais,vaches, moutons et porcs, offrent aux élèves le moyen d’apprendre culture et élevage, pratique complétée par un enseignement théorique proche du programme que l’on trouvera plus tard dans le Catéchisme agricole . Formule heureuse par les principes qui l’ont inspirée, la ferme-école pâtit d’un double handicap. S’ils sont appelés à effectuer leur service militaire, les élèves perdent très vite le bénéfice de ce qu’ils ont appris. S’ils y échappent, peu de propriétaires ou d’exploitants seront portés à s’attacher leurs services au double prétexte du manque d’autorité dû à leur jeune âge et de leur défaut d’expérience. Si bien qu’au terme des vingt premières années de fonctionnement, force est de constater qu’au regard de son coûteux investissement, la ferme-école est une institution largement dévaluée.

Faut-il en désespérer pour l’avenir ? Souchon du Chevalard ne le pense pas et suggère même les voies et les moyens de rénover la formule. Plutôt que de l’ouvrir à des ruraux peu avancés en âge, la ferme-école recruterait des jeunes gens pouvant se prévaloir d’une pratique effective de l’agriculture et qui, ayant encore trois années de service militaire à accomplir, les passeraient dans l’institution. Les directeurs disposant désormais de jeunes gens formés à la discipline et à l’obéissance, trouveraient en eux de véritables auxiliaires à leur travaux, recherchés et bien rétribués à l’issue de leur formation. Les subventions de l’Etat, les émoluments des directeurs une fois révisés ou supprimés ne grèveraient plus les finances publiques.

Joseph Barou : Les débuts difficiles de l’enseignement agricole dans la Loire : la ferme-école de la Corée . Bulletin de la Diana , tome 48 n°3.

L’ambition pédagogique de Souchon du Chevalard ne devait pas s’arrêter à ce seul constat, d’ailleurs étendu à quelques nuances près aux écoles impériales d’agriculture, dont les élèves, bien que recrutés et formés à un niveau supérieur, partageaient les mêmes difficultés à se placer. Il dessine alors, ce que devrait devenir une authentique filière pour l’enseignement agricole. Sans mésestimer le rôle joué par les instituteurs laïcs, il préconise que l’enseignement de premier niveau soit assuré par les diplômés des écoles impériales, et qu’à l’autre bout de la chaîne, l’Institut impérial soit rétabli tel qu’il existait à Versailles. II semble que sur ce point au moins, il ait été partiellement entendu. Le gouvernement ajoutera bientôt des « fermes-modèles », plus tard transformées en écoles départementales d’agriculture, aux trois institutions de Grignon, de Grand-Jouan et de Montpellier. De même, un enseignement agricole sera dispensé dans les écoles normales d’instituteurs . Longtemps attendues, ces créations ont-elles bien répondu aux besoins de l’agriculture ? La semence jetée, on ne s’en inquiète plus, la routine exerce librement son empire, sans être contrariée, des pratiques vicieuses se propagent sans que personne les signale . L’amertume du propos, tenu devant la Société d’Agriculture de Montbrison en 1877, soit dans l’année qui précède la disparition de son président, donne à penser qu’il y eut peut-être loin des promesses aux résultats. Outre l’intérêt décroissant pour l’agriculture vers la fin du siècle, il semble qu’il faille incriminer la faiblesse majeure de ce dispositif ambitieux : le défaut de mise en pratique du savoir. Ainsi de l’Institut National Agronomique où l’on ne voit que l’extension de la science, mais pas le moindre indice de la pratique . Partout, l’ivresse scientiste loin des réalités immédiates offre à une foule inconsciente qui l’accepte avec d’autant plus d’avidité qu’elle le

Ambrosi et Tacel. Op. cit. page 181.

Société d’Agriculture de Montbrison. Op. cit. page 14.

Société d’Agriculture de Montbrison. Op. cit. page 15.

comprend moins, un langage plein d’erreurs et d’une déplorable ambiguïté .

Si l’éducation apparaît à Souchon du Chevalard comme la première des conditions dans lesquelles il importe de placer l’agriculture française, quelles seront les conditions propres à influer sur sa production ? Elles sont encore nombreuses en 1866. Les grands travaux publics, des voies de communication pour accélérer les échanges, irrigation et drainage pour l’amélioration des sols, une réforme fiscale favorable aux agriculteurs, un code rural et une législation réglant les relations entre l’exploitant et l’ouvrier agricole, le crédit enfin pour stimuler l’investissement. Avant d’y revenir et pour respecter l’ordre délibéré des priorités incluses dans le « Dire » de 1866, il n’est pas surprenant de voir figurer en tout premier lieu la question de la représentation des agriculteurs tant au plan national que local. C’est que ce point s’inscrit dans le droit fil d’une réflexion cohérente que l’on pourrait résumer ainsi : l’entreprise humaine ne vaut que par la qualité des hommes et l’ordre qu’ils savent mettre entre eux. Former, on l’a vu, mais aussi organiser pour progresser dans la concorde des talents et des énergies. Avec la relation à instituer entre liberté et protection, nous avons ici le second principe qui gouverne la pensée de Souchon du Chevalard. Une conviction plutôt qu’un principe, dérivée de la pratique des hommes tels qu’instruits et accompagnés dans un élan presque mystique de salut par l’agriculture.

Il est nécessaire d’établir entre les cultivateurs, comme entre les industriels des liens qui unissent et de leur donner une sorte de représentation, organe permanent de leurs besoins, opérant entre eux l’échange de leurs procédés de culture et des résultats de leurs pratiques, excitant leur émulation, signalant et récompensant leurs succès, les soutenant dans les moments

Société d’Agriculture de Montbrison. Op. cit. page 15.

difficiles . Souchon du Chevalard trace ici, à moins qu’il ne les rappelle, les dispositions de la loi du 20 mars 1851. Ambitieuse dans son principe, cette loi ne sera pas appliquée. Il le déplore , mais en esquisse les raisons. Les agriculteurs, de tempérament plutôt individualiste, se révèlent réfractaires à toute centralisation, fut-ce par le moyen d’une organisation que l’utilité impose. Au surplus, le rôle assigné à la loi se trouve en partie assuré par les sociétés locales d’agriculture qui, par leur proximité et leur bonne connaissance des réalités d’un terroir, s’offrent comme un lieu d’échange approprié. Aussi conviendrait-il de modifier la loi, en renonçant à son inspiration centralisatrice, au profit de ce que l’on nommerait aujourd’hui un comité de liaison propre à fédérer les sociétés locales reconnues, encouragées, et, ce qui est plus audacieux chargées de répartir les crédits publics . On retrouvera plus avant les signes de cette sensibilité décentralisatrice fondée sur la reconnaissance des compétences locales et le sens des responsabilités.

En manière d’illustration de l’utilité des échanges de tous ordres entre agriculteurs, à l’échelon local ou au niveau régional, Souchon du Chevalard consacre quelques lignes aux comices et aux concours agricoles. Encouragés par le gouvernement, ils sont progressivement entrés dans les goûts et les habitudes des populations rurales avec, hélas, quelques dérives qui les détournent de leur objet initial. Ainsi, au lieu de devenir le moyen d’assurer le progrès de l’élevage, le concours régional donne lieu à des rivalités locales, devient le théâtre d’une croissance immodérée des « frais de mise en scène » de l’événement, et, ce qui lui paraît plus fâcheux encore, la préparation des animaux pour les concours par l’engraissement forcé. Si bien que l’esprit de compétition venant à l’emporter sur une saine stimulation, les concours ne servent plus guère qu’à flatter les vanités. Constat amertumé qui montre que les sociétés

Dire. Op. cit. page 20.

d’agriculture, présentées comme la structure associative souhaitée et défendue par les agriculteurs, ne sont pas à l’abri de défaillances ou, qu’à tout le moins, elles se révèlent incapables d’endiguer les tentations qui font préférer un bénéfice commercial au prestige d’une médaille d’honneur.

Mais quel espoir de développement pour une agriculture confinée dans les limites de ses terroirs ? Et quel bénéfice attendre d’exploitations qui se verraient tenues à l’écart de progrès techniques de nature à augmenter la productivité des sols et celle des pratiques culturales ? A ces questions essentielles, le « Dire » de 1866, ne réserve qu’une brève allusion, alors que, paradoxalement, les voies de communication connaissent dans la France du milieu du dix neuvième siècle, un essor remarquable, et qu’avec son projet de canal d’irrigation, le Forez veille à se donner les moyens de ses ambitions. C’est que, s’agace Souchon du Chevalard, disséminées sur un vaste territoire, les entreprises lui -c’est à dire à l’Etat­- paraissent moins considérables que celles faites pour les villes . Il faut y voir l’illustration de la lutte d’influence que se livrent agriculture et industrie face à l’Etat. Ardent défenseur du tout agricole, Souchon du Chevalard n’aura de cesse de raisonner en homme de la terre, plein de suspicion vis à vis de l’industrie et peu enclin à trouver dans l’extension rapide des villes autre chose que le signe irréversible d’un déclin de la société rurale et de ses valeurs. Révélateur de ses convictions nous paraît être le combat qu’il mènera en faveur du maintien de la préfecture de la Loire à Montbrison. Le combat sera perdu : Saint Etienne, ville industrielle de 78 .000 habitants en 1852, l ’emportera sur Montbrison, bourg rural de 8.000 habitants.

A ses yeux, l’exécution de travaux publics n’est que la juste « compensation » pour l’agriculture des libéralités accordées à l’industrie et au commerce : ouvrir et améliorer toutes les voies de communication, routes, canaux et chemin de fer, pour

Dire . Op. Cit. page 26.

abaisser le coût du transport des produits. L’agriculture a-­t-elle reçu ce qu’elle était en droit d’attendre ? Ses souffrances expliquent son impatience ; on lui pardonnera de supporter certaines dépenses dont elle ne voit pas que le résultat lui soit applicable ; Mais qu’en est-il précisément des efforts de la politique agricole du gouvernement impérial sur le Forez ? Potentiellement riche, grâce aux ressources de la Loire qui le traverse, alimentée par les nombreux cours d’eau qui dévalent de ses deux bassins versants des Montagnes du soir à l’ouest, et des Montagnes du matin à l’est, il reste à assainir et à irriguer. C’est à ces deux questions majeures que la Société d’agriculture de Montbrison, le Conseil général et les concours de l’Etat vont consacrer leurs efforts.

Sans en être l’unique artisan, Souchon du Chevalard se révèle le promoteur inlassable du projet de canal d’irrigation pour la plaine du Forez , titre de la communication qu’il présente le 4 mars 1861 devant la Société d’Agriculture de Montbrison. L’opuscule publié la même année comporte deux parties soumises à l’approbation de l’assemblée : la lettre qu’il a fait tenir au préfet de la Loire le 13 février ; le rappel de la réponse préfectorale assorti d’un plaidoyer vibrant de conviction en faveur du projet. Il faut se souvenir qu’à la date citée, le préfet est à la fois le représentant de l’Etat et l’exécutif de l’assemblée départementale. Deux compétences qui permettent de comprendre l’argumentaire qui lui est adressé.

Le projet de canal, sans être ancien, n’est cependant pas nouveau. Dès les années 1847-1848, une étude hydraulique est réalisée, assortie des avantages que l’ouvrage présenterait. Sous divers prétextes, le projet est différé. Certains redoutent l’influence néfaste qu’il pourrait avoir sur la salubrité par suite de l’accroissement de l’humidité des terres irriguées. D’autres, les plus nombreux, n’y voient qu’une aventure coûteuse au financement incertain. En 1860, le rapport de Monsieur Graëf,

Ibidem.

ingénieur en chef du département, recueille l’assentiment du Conseil Général et reçoit l’appui du Comte de Persigny. Le projet est d’envergure : cinquante mille hectares sont susceptibles d’être arrosés par un ensemble de travaux conçus et coordonnés dans un projet unique. C’est plus que les quatre vingt quatorze hectares d’irrigation réalisés à ce jour pour quatorze départements. Reste à imaginer le financement et à choisir le maître d’ouvrage. L’investissement s’établissant à hauteur de huit millions six cent mille francs, le remboursement des prêts pourrait s’effectuer sur la base d’un rendement annuel de neuf cent mille à sept cent cinquante mille francs, selon qu’il serait demandé trente ou vingt cinq francs par hectare à l’usager. Conditions séduisantes qui conduisent à la question de la maîtrise d’ouvrage. Trois options s’offrent : l’association des propriétaires, l’entreprise privée, la collectivité départementale. La première n’est pas jugée à la hauteur de l’entreprise. La seconde lui paraît d’emblée devoir être écartée en raison des risques de spéculation qu’elle présente. Reste la troisième : ce qui achèverait de donner à l’octroi de ces subventions (de l’Etat) un caractère d’utilité publique, ce serait qu’elles devraient profiter directement au département, et cela serait si le département faisait lui-même établir le canal, qui, dans ce cas, deviendrait sa propriété .

Fort de l’assurance qu’il tire de sa qualité de conseiller général, Souchon du Chevalard soutient que le département peut conduire l’opération et qu’il y est intéressé : Que le crédit foncier de France prête la somme nécessaire à la construction du canal, que le département lui garantisse le service des intérêts avec l’amortissement du capital, et l’opération aura pour résultat dans un temps donné de rendre le département propriétaire du canal et de lui conférer la jouissance de tous ses produits .

Observations sur le projet d’un canal d’irrigation pour la plaine du Forez . Montbrison, Imprimerie Conrot, 1861, page 8.

Ibidem.

Enfin il serait ainsi apporté une grande preuve de l’utilité de l’institution du Crédit Foncier au point de vue agricole et qu’ un jour viendrait où servant d’utilité à un chapitre de recette du budget départemental, (l’assemblée) y ferait figurer une somme de trois à quatre cent mille francs . Comment ne pas être enthousiaste à cette perspective ! Le préfet en accusera sobrement réception et s’engagera à consacrer sans retard à cette importante question toutes les ressources de son intelligence et de son dévouement.

II restait à emporter définitivement l’accord des membres de la Société d’Agriculture. Souchon du Chevalard s’y emploie avec vigueur et compétence.

Reprenant l’argumentaire de Monsieur Graëf, il rappelle le lien naturel entre l’irrigation, objet du canal, et l’assainissement des sols conçu comme un système d’écoulement régulier des eaux. Ce rappel n’est pas inutile. Lors des séances des années 1847-1848, ceux-là même qui faisaient montre de réserve à l’égard du canal étaient curieusement les propriétaires d’étangs réputés insalubres. Le débat alors engagé portait sur les termes d’une transaction prévoyant l’abandon des étangs en échange de travaux d’assainissement. Faute d’aboutir , le préfet prenait l’initiative d’un arrêté, aussitôt suspendu dans son exécution puisqu’il portait ,disait-on, gravement atteinte aux droits des propriétaires. Un nouveau préfet, réputé plus habile, présida à l’accord des parties. Dès lors, assainissement, chaulage et drainage marchèrent d’un même pas. Cette question réglée, l’exposé entendu, il revenait aux membres de la Société d’Agriculture de convaincre les cultivateurs des bienfaits attendus de l’ouvrage envisagé, afin que le département présente le beau spectacle d’un pays se procurant par lui-même ce qui doit contribuer à sa prospérité et donne l’exemple de cette utile décentralisation qui éveille l’esprit d’initiative et propage le

Observations sur le projet d’un canal… Op. cit. page 9.

bien-être . La société adopte les conclusions de la communication et fait siens les objectifs exposés.

Cette question du canal d’irrigation met en lumière un aspect déjà entrevu dans la réflexion de Souchon du Chevalard : la priorité qu’il accorde à l’intérêt général sur la somme des intérêts particuliers ; la volonté décentralisatrice qui s’en remet à la collectivité départementale plutôt qu’à l’Etat ou aux associations. Deux questions qui n’en font qu’une, mais appellent un court détour historique et juridique. Les formes de regroupements constitués en vue de la réalisation de grands travaux hydrauliques pour l’agriculture et la protection des populations sont d’origine fort ancienne. A titre d’exemple, dans le Roussillon, les communautés d’arrosants remontent à la législation des Wisigoths. Le drainage des terres s’est organisé dans le Poitou autour de très vieilles associations, pour certaines créées en vertu des édits d’Henri IV, de 1559 à 1607, pour la conservation et l’entretien des marais asséchés. Pour répondre à une initiative locale ou pour pallier sa déficience, la puissance publique a de la sorte initié ou favorisé des travaux importants. Dès le début du XIXe siècle, les lois de floréal an XI et du 16 septembre 1807 vont remplir le même office en créant des associations syndicales forcées de propriétaires dont le préfet désigne les syndics, nomme les directeurs et exerce la tutelle. Succédant aux « oeuvres générales », structures mixtes associant personnes de droit privé et collectivités, la loi du 21 juin 1865 créa les associations syndicales libres et associations syndicales autorisées qui, au-delà de leurs différences, restent soumises à la tutelle préfectorale. Sous ce double régime syndical, les travaux hydrauliques connaissent un développement considérable, des territoires immenses sont, soit irrigués , soit protégés contre les crues. Le canal du Verdon, ceux des Alpines et de Marseille, l’endiguement du Rhône voient le jour. Pourquoi pas le canal du Forez ?

Observation sur le projet d’un canal… Op. cit. page 12.

II semble bien que si Souchon du Chevalard argumente en faveur de l’implication du département comme maître d’ouvrage et gestionnaire, c’est moins par l’effet d’une défiance de principe à l’égard des associations de propriétaires qu’en raison de leur capacité financière qu’il juge insuffisante au regard de l’ampleur du projet. C’est aussi par crainte de voir la « spéculation » s’emparer de l’affaire sans bénéfice ultérieur prévisible pour la collectivité, doublée de celle de voir imposés aux arrosants des tarifs incontrôlables. Souchon du Chevalard s’affirme donc un décentralisateur convaincu face à l’Etat mais démontre la nécessité de protéger l’agriculture par le recours à une collectivité, certes sous tutelle, mais en capacité d’entreprendre et de s’opposer à l’aventure.

Les deux dernières préoccupations développées dans le « Dire » de 1866 concernent, on s’en souvient, le bon usage de la richesse publique et le coût croissant de la main d’oeuvre dans l’agriculture. Il y a comme un parfum de « cahier de doléances » dans ce texte : on y souligne les handicaps, on y déplore l’attention insuffisante pour l’agriculture et si l’on y suggère un programme de réformes, c’est sur fond d’injustices et de défaillances toujours actuelles. Cette franchise en fait tout le prix.

La richesse publique forme un capital que le crédit distribue et fait circuler suivant des lois bien capricieuses. II s’en empare, il le liquéfie en quelque sorte, et en forme de nombreux courants qui ne sont ni dirigés, ni contenus, dans leur marche désordonnée ; ici, ils affluent, se concentrent, forment d’immenses fortunes ; là, ils arrosent des terrains stériles, se perdent dans de fausses spéculations et engendrent de grandes misères ; quelques rares et minces filets vont s’égarer dans les champs mais ils ne sont pas assez abondants pour les féconder . Après avoir réservé quelques traits à l’adresse de la science statistique, Souchon du Chevalard en conserve assez

Di re . Op. cit. page 31.

pour fustiger la science économique : Cette distribution de la richesse publique est depuis longtemps l’objet de méditations d’hommes éminents qui consacrent leurs études à la science économique qu’on dirait se plaire à déjouer la prévoyance et la sagesse humaine .

L’agriculture ressent plus que jamais le poids des charges qui pèsent sur elle et en sollicite le dégrèvement. De l’impôt foncier d’abord, fixe par nature, que l’année soit bonne ou mauvaise. Des droits de mutation qui démembrent les propriétés. Qu’il achète, vende, ou afferme, le propriétaire se retrouve face au fisc. Qu’alors, au moins, il trouve une compensation dans l’accès au crédit à un intérêt modique et se procure de l’argent à un taux inférieur à celui auquel ses détenteurs trouvent à le placer ailleurs . Je voudrais un crédit qui, pour se propager, n’eut pas recours à l’exploitation funeste de deux penchants inhérents à l’homme : l’amour du jeu et l’aléatoire . Souchon du Chevalard plaide pour la moralisation du crédit et stigmatise une fois encore la furie spéculative. Il en voit les risques pour l’avenir et ne se trompe pas. Développer la richesse publique, répartir plus exactement les impôts proportionnellement supportés par tous les individus sans distinction lui paraissent relever d’une urgente nécessité, préférée à l’assistance qui grève la ressource publique et amoindrit la liberté de ses bénéficiaires .

Ibidem.

Ibidem.

Dans une lettre datée du 19 février 1853, adressée au préfet, Souchon du Chevalard exprime le souhait de la Société d’agriculture de Montbrison qu’une direction du Crédit foncier soit établie à Montbrison pour le département de la Loire. Outre les arguments développés ci-dessus , il y voit le moyen de contrer le « fléau de l’usure ». Rappelons que le Crédit foncier fut institué par décret impérial du 28 mars 1852.

Lucien Souchon du Chevalard s’exprime en propriétaire . Il en a la qualité et n’oublie pas ceux qui partagent sa condition. L’impôt qui les frappe, le crédit rare et cher affaiblissent la propriété et entravent son développement. Aussi et bien que plein d’une rare et sincère sollicitude à l’égard du petit monde des campagnes, il ne peut que s’interroger sur l’évolution des rapports entre propriétaires et ouvriers agricoles, sur la rareté croissante, la médiocre qualité et le coût de la main d’oeuvre. En danger de s’appauvrir par le haut, le propriétaire explore la voie des gains de productivité. Souchon du Chevalard l’envisage cependant avec humanité : il lui importe tout autant d’endiguer la fuite des ouvriers agricoles que de compenser le coût de la main d’oeuvre par le recours au machinisme.

Cette voie étroitement comptable n’a cependant pas sa préférence en ce qu’elle fait supporter à la main d’oeuvre, quelque grief qu’on peut lui adresser, la conséquence de difficultés dont la source est ailleurs. Sur ce point, il se révèle un analyste clairvoyant de l’économie de marché : que la valeur du produit soit supérieure à son prix de revient sans pour cela faire intervenir un régime protecteur. Qu’il se présente sous la forme ingénieuse de l’échelle mobile ou qu’il consiste dans un droit temporaire ou fixe, ce régime est pernicieux et contraire au principe de la liberté du commerce. II est également contraire à l’intérêt du consommateur. II encourage la mauvaise culture et va à l’encontre des efforts déployés pour assurer le progrès de

Le château de Beaurevers, sis sur le territoire de la commune de Mornand est la pièce maîtresse de la fortune foncière et immobilière de Lucien Souchon du Chevalard. Ce domaine de 270 hectares , s’étend sur la rive droite du Vizezy autour d’un bâtiment qu’il s’est appliqué à réaménager. Beaurevers se divise en trois granges : celle du Parc, celle de Château Gaillard et celle de Saint Ange. Il comprend, en outre, un moulin et une féculerie. Ce domaine vient s’ajouter à celui du Chevalard, qui ne comprend guère qu’une quarantaine d’hectares, et à deux domaines situés sur la commune de Prétieux : le domaine de la Cotille et celui de Messilieu qui s’étendent ensemble sur plus de cent trente hectares.

l’agriculture nationale. Plutôt que de mesures sur le prix de vente, l’agriculture doit bénéficier de conditions générales favorables, d’encouragements, de liberté et non d’assistance.

Outre l’extension du machinisme agricole dont la mise en oeuvre relève de la seule responsabilité de l’exploitant, l’agriculture attend de l’Etat des dispositions d’ordre législatif : la promulgation d’un code rural qui présenterait selon un ordre raisonné des lois éparses et souvent difficiles à concilier ; une police rurale et plus encore une définition des rapports entre l’exploitant et l’ouvrier agricole qui offrirait la clarté d’une garantie mutuelle. Ce dernier point, Souchon du Chevalard paraît le tenir pour essentiel au regard du comportement constaté de la main d’oeuvre agricole. Alors que son coût ne cesse de croître, la productivité et la qualité du travail tendent à diminuer: Ceux qui restent aux champs y sont dans une grève perpétuelle, non pas concertée entre eux, à la manière des ouvriers industriels, mais en se donnant pour thème d’accomplir le moins d’ouvrage possible dans le plus long temps donné . Désintérêt pour le travail, comme conséquence d’une éducation oubliée, médiocrité des compétences, ces causes parmi bien d’autres affaiblissent l’exploitation et, de proche en proche, en rendant le travail toujours plus improductif, ruinent l’exploitant.

Onze années plus tard, en 1877, Souchon du Chevalard conclut son ultime communication devant la Société d’agriculture de Montbrison sur une note où percent l’amertume et l’incompréhension face au sort réservé à l’agriculture. Il lui a voué sa vie, son énergie et les ressources de sa réflexion. Il la pressent, à la veille de sa mort, en grand danger d’affaiblissement dans une société progressivement remodelée par l’industrie. Ce qu’il traduit en quelques lignes : On a vraiment de la peine à concevoir pourquoi l’on cherche de toutes parts à obscurcir l’horizon agricole de nuages auxquels, par sa nature, il doit rester étranger puisqu’il les domine tous. La Société d’agriculture de Montbrison fera, je n’en doute pas , tous ses efforts pour les dissiper en usant de son influence et remplissant ainsi le but de sa noble et bienfaisante mission.

 

Peu suspect de complaisance courtisane et riche d’une modestie louée par ses contemporains , le gentilhomme agricole de la plaine du Forez méritait bien ce récit qui vaut hommage. Toutefois, et ce sera notre ultime interrogation , ne fut-il pas au fond de lui-même un homme d’un autre âge en son siècle? Légitimiste de conviction, sa vie, ses choix nous renvoient le portrait d’un gentilhomme attaché à des valeurs que ce même siècle va progressivement ruiner. Observateur critique mais constructif, acteur lucide mais déterminé à donner à l’agriculture toutes les ressources que le progrès technique pouvait lui apporter, son regard demeurera toujours celui d’un homme circonspect, prudent, et pour tout dire réservé vis à vis du gouvernement central, fut-il impérial.

Son attachement souvent réitéré à la décentralisation des pouvoirs en apporte l’illustration. Qu’est-elle pour lui, si ce n’est le moyen de préserver une liberté d’initiative face à la mainmise de l’Etat ? Soulignons cependant que c’est peut-­être moins l’Etat lui-même qu’il redoute- il l’a servi par tradition familiale- que l’orientation donnée aux politiques publiques. Que l’administration accompagne, stimule, s’associe par ses aides aux projets locaux, soit ; mais qu’elle se garde d’orienter de manière trop autoritaire ou de décider là où l’initiative locale s’emploie à définir ses propres stratégies de développement .

Dire . Op. cit. page 29

Société d’Agriculture de Montbrison. 1877, Op. cit. page 16.

La notion de décentralisation connaît alors une certaine actualité. Rappelons que l’Assemblée Constituante, issue de la Révolution de 1848, instaure le suffrage universel et installe une commission de décentralisation. Un décret de « décentralisation administrative » est pris le 25 mars 1852 qui dispose qu’on peut gouverner de loin mais qu’on administre bien que de près . Mais il s’agit alors plus de déconcentration

Une fois rappelées les raisons qui, dans une France qui s’urbanise, commandent le soutien à l’agriculture, la place que Souchon du Chevalard lui assigne dépasse ce simple impératif économique. Aider l’agriculture n’est-ce pas aussi et surtout préserver le monde rural, protéger un « pré carré » contre les valeurs nouvelles qui inspirent l’industrie et contribuent à effacer ce qu’il reste de l’ancienne France ? Tout l’indique : ses convictions, ses analyses, ses critiques récurrentes dirigées contre les valeurs dérivées d’une économie triomphante. Aussi, lorsqu’il oppose liberté et protection ne nous méprenons pas. Souchon du Chevalard est un homme généreux, plein de compassion pour celles et ceux qu’il ne cessera de s’employer à épauler. Ce qu’il oppose, c’est l’initiative individuelle, enrichie par la compétence que procure l’éducation à ces mesures d’assistance censées compenser les effets néfastes des lois du marché et de la spéculation foncière.

Ce qu’il veut et ne cessera de préconiser, c’est un mode d’organisation sociale fondé sur la confiance dans les hommes, dans leur capacité à s’unir autour d’objectifs décidés par eux ; la croyance dans la compétence acquise par et dans le travail qui élève l’individu et contribue à l’enrichissement de la collectivité. Tout autre chose en somme que l’exacerbation de vaines oppositions d’intérêts qui ne peuvent que nourrir la haine et aboutir à l’asservissement matériel et moral des moins bien préparés à affronter une compétition inégale par nature.

que de décentralisation puisque les décisions qui étaient du ressort des ministres sont déléguées aux préfets.

 

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