LE PAYS DES EAUX DORMANTES, Les étangs foréziens, Par Etienne Desfonds, animateur de l’atelierConnaissance du patrimoine par le dessin, BD, Tome LXV, Montbrison, 2006, pages 354 à 367.

 

L’espace des étangs est un milieu à part, un milieu d’exception – lieu d’humidité et de senteur … L’eau omniprésente se joue de la lumière, le soleil sur ces vastes et plates étendues s’impose et exacerbe les odeurs… Les immenses échappées du paysage entre les masses de bocage soulignent et semblent mettre en scène le passage des nuages balayant la plaine au gré des vents dominants… la présence palpable de l’air frisant le miroir, transformant et brouillant les images par des irisations de cette peau métallique aux reflets de ciel…

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1 – L’étang du petit marais – Saint-Paul d’Uzore.

Ces lieux d’humidité sont souvent choisis comme décor et supports d’histoires troubles, féeriques et souvent fantastiques. Les poètes et les religieux y ont souvent situé les limbes « lieu d’attente des âmes entre enfer et paradis,  lieux saturés d’eau et qui baignent dans brumes ou brouillards que le soleil n’arrive pas à percer »  (L’image du subconscient).

L’eau dormante prend souvent, en Forez, la forme d’une « mare aux canards » à proximité des fermes importantes de la plaine. Point d’eau permanent indispensable à la vie fonctionnelle de la ferme, abreuvant les gros animaux, lieu de nettoyage et rinçage des outils ou instruments de la ferme, l’étang sert également de réserve pour l’arrosage du potager… il est un complément à la basse-cour pour l’élevage des palmipèdes domestiques (oies, canards…) il est aussi, à l’occasion, un vivier pour les poissons d’eau douce, compléments des menus à la table de la ferme (carpes, tanches, perches …) Le soleil couchant sur une mare peuplée d’oies et de canards est toujours un spectacle bucolique.

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2 – Une mare de ferme au Bost à Mornand.

 

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3 – Pièce d’eau – château de Vaugirard, Champdieu.

Les grandes demeures utilisaient dans l’ordonnance de leur jardin des miroirs d’eau. Dans le Forez, nombre de celles-ci ont conservé à ce jour leur décor (Sury-le-Comtal, Vaugirard, par exemple), d’autres l’ont perdu (Bastie d’Urfé…)

Lieux naturels par excellence, les étangs fourmillent de vie – mariage des éléments vitaux : terre, eau, air et soleil – Ils sont le creuset du développement harmonieux des modes d’ existence. Lors des séances de dessin, le fait de rester immobile et silencieux au bord d’un étang permet d’en observer de façon surprenante la vie intime. Un héron cendré passe à proximité, tout à sa pêche, et marche sur le bord d’un pas précautionneux… Une famille de sangliers avance tranquillement à la queue leu leu sur le chemin de la digue en quête d’un autre champ de racines… les claquements de leurs sabots s’entendent bien longtemps après leur passage … Les mouvements et cris des sarcelles et canards, les lourds battements d’eau de l’envol du départ… le passage des rongeurs et petits mammifères tout à leur cueillette ou à leur chasse… même le renard, qui est la méfiance même, se laisse surprendre à l’affût d’un chapardage de jeunes canards….

Assez peu perceptibles par les marcheurs, les étangs sont enchâssés dans le  bocage de la plaine. Il est courant de voir une série d’étangs placés les uns à la suite des autres à des niveaux différents et fonctionnant sur le principe des vases communicants, du plus haut au plus bas.
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4 – Délaissé de la Loire à l’Ecopole – Automne à Chambéon

Les saisons des étangs sont aussi des instants remarquables…

La torride humidité de l’été exalte les fortes odeurs de la flore du bord de l’eau. Des multitudes d’insectes s’activent, courent, volent et nagent… les poissons eux-mêmes s’expriment et sautent en provoquant à la surface de l’eau des cercles expansifs. Les grenouilles sont à l’affût des mouches et plongent dès qu’elles sentent un mouvement sur le bord… Dans l’effervescence de l’été, les étangs font le plein de vie., de multiplication des bruits… d’animaux différents en pleine activité, de lieux de plein soleil et de lieux d’ombre… la formidable dynamique de la vie…

L’automne a son festival des couleurs et des frondaisons. La chasse attire au bord des étangs son lot de passionnés.
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5 – Poste de chasse au bord d’un étang.

L’hiver à la froide couleur fait vivre le paysage de façon bien différente, dans la subtilité transparente des gels et givres des matinées-glacières. Les jours de vent du nord sont à vivre, les étangs prennent des allures sibériennes. Les feuilles ayant disparu, la transparence du paysage devient perceptible, elle se découvre plus profonde… C’est le royaume des couleurs indécises, des pastels évanescents…

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6 – Etang de Vallon en hiver.

Le froid transforme rapidement le paysage en féerie cristalline… les arbres en coraux transparents après dissipation du brouillard, une douce et blanche lumière joue avec les couleurs irréelles en camaïeux discrets et délicats.
Le vent du nord se levant, un ciel d’une pureté extraordinaire apparaît et se perd à l’horizon en des variations infinies de violine.
La vie nocturne des étangs est aussi un moment d’exception.

Les eaux calmes des nuits d’été peuplées de constellations et de reflets de lune… le chant cristallin des petits crapauds noirs… le coassement du peuple des grenouilles … le crissement pointu des grillons … le frissonnement des feuilles sous la brise… ponctués ça et là de cris d’oiseaux nocturnes, semblent un opéra orchestré par un enchanteur inconnu qui installe un espace de rêve…

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7 – Clair-obscur à Mornand.
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8 – Espace ensoleillé, étang de Champs.
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9 – Coucher de soleil, étang du petit marais – Saint-Paul d’Uzore.
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10 – Etang de Vallon, le jeu des ramures.

 

Les nuits de vent sont impressionnantes et le long mugissement dans les ramures fait de l’étang une immense plainte.

Il n’y a rien d’étonnant à ce que les eaux dormantes aient été, au fil des civilisations, le décor et l’accompagnement de l’onirisme et de la poésie… qu’elles aient mis en scène les histoires, contes et légendes aux personnages troubles ou redoutables, aux limites de l’humain et de la bête.

Quant à l’histoire de ces étangs, elle procède presque, elle aussi, d’une légende ou, pour le moins, d’une belle histoire…

La plaine du Forez, vallée du fleuve Loire, à la sortie du massif du Velay, dans le Massif Central, était barrée à l’origine par une côte rocheuse à la hauteur de Pinay, Saint-Georges-de-Baroille,  qui retenait une petite mer sur une partie de la plaine du Forez.

A l’arrivée des romains, le verrou de la digue de Pinay est ouvert par une immense tranchée et dans la période qui suit, toute la zone libérée se trouve alors disponible pour aménagement et exploitation par l’homme, aux caprices près des inondations périodiques dues au débit très irrégulier du fleuve.

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11 – Petit étang près de Montverdun.
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12 – Deux étangs aux Perrichons, Poncins.
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13 – Les monts du Forez, un étang à Champdieu.

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14 – Etang de la Plagne près d’Arthun.
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15 – Etang aux roseaux, Champs.

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16 – Contre-jour sur étang à Champs.

Toutes ces zones conservent un caractère très humide et le climat relativement continental en fait, au cours des différentes saisons, soit des zones arides et sèches, soit des marécages impraticables, d’où, dès le début du Moyen-Âge, la création d’importants drainages et de « réserves » d’eau qui amortissaient les pics de manque ou de trop plein.

Nous pensons que la science de la maîtrise et de l’organisation hydraulique a été apportée au retour des croisades.

Par un système de cultures et d’élevage alterné, l’exploitation des étangs s’est longtemps développée et a prospéré.

Pendant deux ou trois ans  l’étang fonctionne dans son état liquide, se développe une quantité importante de poissons (carpes, tanches et brochets…) ainsi que de gibier sédentaire ou migrateur.

Les traditions culinaires locales avaient parfaitement intégré ces fournitures alimentaires. Il en reste peu de vestiges dans nos comportements actuels. Les modes de commercialisation jouent en défaveur de l’utilisation de ces produits. Il reste, paraît-il, un débouché pour les poissons d’eau douce dans les demandes de l’Europe centrale.

Pendant un ou deux ans, l’étang vidé pouvait être cultivé, ensemencé sans engrais, en froment, mil ou autres céréales.

Ce système d’alternance fut pratiqué pendant mille ans environ.

Il est abandonné dans le courant du vingtième siècle à la suite de l’évolution de l’agriculture : transformation du système d’irrigation (création du canal du Forez pour une partie de la plaine). Les changements profonds de l’économie (rentabilité de la production agricole, nouvelle organisation de l’urbanisme, de la distribution, des comportements, mélange des cultures…) ouvrent une ère nouvelle pour l’organisation des étangs.

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17 – Un délaissé de gravières à Unias.

Les grandes zones d’eaux mortes, libérées par l’exploitation des carrières de graviers, ont donné d’immenses espaces réservés à la chasse.

La fonction régulatrice des étangs sur l’hydrographie de la plaine reste importante bien que cette situation physique ait une certaine vulnérabilité. Les dangers connus et constatés, générés par la culture intensive (sur nitratation, fongicides, insecticides… traitements chimiques divers) font courir des risques importants et même préoccupants. L’évolution de cette zone doit, nous le pensons, être gérée avec beaucoup d’intelligence et de prudence si l’on ne veut pas anéantir ce qui fait la grande qualité de ce milieu régulateur de l’harmonie climatique.
 
La bonne santé et le bel équilibre du biotope ne peuvent pas se prêter à une charge importante d’urbanisme et d’installations d’équipements touristiques. Des structures légères et respectueuses du milieu peuvent cependant être organisées et développées.

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18 – Etang de la Cotille, Champs.

Bel aménagement de loisir adapté au milieu,  le règlement rigoureux de fonctionnement de la Cotille peut être vu comme exemplaire. Il existe un équipement comparable à Montverdun.

Le geste utilitaire que constitua la pêche en eau douce pendant des temps immémoriaux est devenu l’instrument d’exploration et de liaison entre les mondes « du dessus » et « du dessous ».

Le monde « du dessus » est d’air et de lumière aux espaces infinis et précis, très reconnaissable et familier.

Le monde « du dessous » liquide, glauque, instable de nature déforme les images.

La pêche se place entre ces deux univers. La canne et son fil sont les transmetteurs qui permettent le contact et l’interaction des deux mondes.

Le pêcheur manipulateur « prend le risque » du contact avec ce monde du « dessous » peu connu de  lui, uniquement par son expérience ou l’initiation d’un autre pêcheur…, il est presque en pays ignoré et obscur.

Lecture de message entre la déduction et l’analyse du comportement … un pêcheur reconnaît le genre de poisson qui mord au comportement du bouchon, il sait « s’il a faim » ou « s’il chipote », « s’il faut ferrer », au moment précis de la trajectoire, langage de spécialistes à peine compréhensible …

La pêche est un véritable échange par ses moyens spécifiques, elle appartient au domaine de l’imaginaire, de la reconstitution de l’image, un art proche de l’acte de dessiner, une attention, une lecture pour agir, transmettre … Je comprends la trajectoire de vie d’un ami d’enfance passionné de pêche et de vie aquatique dans son adolescence et qui, universitaire, est devenu biologiste de renommée internationale, spécialiste de la vie des milieux aquatiques et piscicoles.

L’initiative de la création de l’espace de Biterne peut être signalée comme un acte de vulgarisation et de connaissance.

Il y a quelques décennies deux barrages de régulation sur le fleuve Loire ont été construits à Grangent et à Villerest, c’est la dernière création forézienne d’espace d’eau dormante.

Leurs caractères physiques et leur histoire, relativement récents, en font, à notre époque, des espaces en devenir. Un prochain sujet mériterait d’être abordé pour des analyses et des commentaires appropriés.

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