PIERRE BATAILLON, EVEQUE MISSONNAIRE, (1810 – 1877 ), Communication du Père Alain-Roland Forissier, BD, Tome LXV, Montbrison, 2006, pages 368 à 390.

 

 

 

Monseigneur Bataillon batailla !
Le jeu de mot est facile ! Mais si Claude Rozier, l’un des meilleurs connaisseurs de l’Histoire des missions catholiques dans le Pacifique, ne craignit pas de l’aventurer, c’est qu’il correspondait à la stricte réalité.
Pierre Bataillon a marqué l’Océanie occidentale de son énergie et de sa Foi. Il a planté comme l’apôtre Paul et le verger continue de produire des fruits. Il mérite, en vérité, dans l’Eglise, le titre de Père des Océaniens qui est traditionnellement donné au Fondateur de la Congrégation des Pères Maristes, Jean-Claude Colin, dont il demeure une illustration aux traits contrastés.

I – L’enfant de Saint-Cyr-les-Vignes

L’histoire des aventures lointaines que dessine le récit de son existence commence à Saint-­Cyr-les-Vignes (42 ). Heureux village qui, en un seul siècle, a compté parmi ses habitants quatre notoriétés au souvenir encore bien présent : un député aux Etats Généraux de 1789, l’Abbé Gagnière, un poète, Victor de Laprade, un agronome, le marquis de Poncins ; Bataillon qui complète le quatuor n’en est pas la figure la moins originale.
A la fin du XVIIIe siècle, son arrière-grand-père est meunier dans la luxuriante et secrète vallée de la Toranche, au sud du village. Il semble avoir été un homme travailleur, capable d’amasser un capital non négligeable que son fils, François ou son petit-fils Antoine, pourra réaliser en achetant, l’un ou l’autre, le domaine des Pierres qui vaut à Antoine de figurer parmi les cultivateurs propriétaires.
Les Pierres, situé à droite de la route de Saint-Cyr à Valeille, conserve encore, malgré des travaux récents, le caractère d’une ferme importante dans la dernière moitié du XVIIIe siècle. Une exploitation similaire, peut-être construite par les mêmes mains, subsiste au village même et permet de vérifier la disposition des lieux. A gauche de l’entrée donnant immédiatement sur la route, deux caves surélevées supportent l’habitation. Au fond de la cour, face au porche, un vaste hangar jouxte une étable dallée pour six vaches au moins, laissant dans un coin une place pour un cheval. Une grange ferme le quadrilatère et rejoint le mur d’enceinte.
C’est dans ce cadre agrémenté par une vue étendue sur la plaine de la Loire et les monts du soir que grandit Bataillon. L’Empire est à son apogée durant ses premières années. Les troubles révolutionnaires qui n’ont jamais été très violents dans la contrée sont apaisés. Seule la proche carcasse du château de Montrond rappelle des heures sombres.
Né le 6 janvier 1810 d’Antoine et de Marie Chazal, Pierre aura 2 frères et 3 soeurs. Si l’on en juge par une lettre qu’il écrivit de Sidney, le 16 juillet 1855, à son frère François, à l’occasion du décès de leur père, les relations de la fratrie, sans doute peu démonstratives’, restaient cordiales et confiantes1. Dans son exil ensoleillé, Pierre manifeste beaucoup d’attachement aux membres de sa famille proche et garde un vif souvenir des jours vécus aux Pierres. II regrette, en des termes qui sentent les reproches, que la propriété ait été vendue, « passée à des étrangers » et surtout que la dispersion familiale ait commencé après son départ, du vivant même du défunt. Pierrette, l’aînée, se trouve en Corse, Françoise à Chazelles, Antoine près de Rive-de-Gier, Etiennette, devenue madame J.B. Meiller, à Chambost. Et moi-même, ajoute le rédacteur, en Océanie. Que de dispersions, que de changements dans notre pauvre famille. Son insistance pour qu’on lui adresse des nouvelles, en utilisant au besoin les connaissances des enfants            qui sont sans doute instruits maintenant, n’est pas de pure convention . Il précise : Tu ne saurais croire combien j’aurais plaisir à recevoir des (informations ) de tous ces neveux et nièces que je n `ai pas vus encore mais que j’aime beaucoup et que je recommande souvent au Bon Dieu.
Pour l’heure, en cette période où la Restauration succède à l’Empire, après les peurs causées dans la plaine par les coups de mains des « Damas » et l’occupation autrichienne, c’est, en effet, l’éducation de ses enfants qui préoccupe Antoine Bataillon, en bon père de famille.
Or, à Saint-Cyr, village décidément fortuné, la tâche lui est facilitée pour Pierre. En 1814, l’abbé Antoine Merle est nommé curé de la paroisse. L’année précédente, en 1812 et 1813, il avait été directeur du petit séminaire de Verrières et n’avait pas tardé, fort de son expérience, d’ouvrir à Saint-Cyr même une modeste école cléricale. Très probablement Pierre dut la fréquenter. Puis, l’enfant est envoyé dans celle de Saint-Polycarpe, à Lyon, peut-être au départ d’Antoine Merle qui devenait curé de Saint-Laurent-de-Chamousset en 1819 et le restera jusqu’en 1842.
A la Toussaint 1822, Pierre Bataillon rejoint le petit séminaire de l’Argentière, à Sainte-­Foy.
On le sait, cet ancien couvent de Bénédictines avait été sécularisé au milieu du XVIIIe siècle et érigé en Chapitre noble en 1777. Son essor est rapide. Il faut dire que ces chapitres, accueillant des filles nobles sans vocation et leur donnant une réelle autonomie en dehors de leur famille proche, remplissaient un rôle social. Mais la Révolution abat l’arbre vigoureux d’un coup de hache rageur. Un an après de décret de l’Assemblée Constituante supprimant les Congrégations, le Chapitre est mis en vente. Il connaît des destructions partielles et un morcellement dont bien des institutions religieuses ne se relèveront pas.
Cependant, depuis 1802, le Diocèse de Lyon est dirigé par le cardinal Fesch, oncle de Napoléon. Le nouvel Archevêque, grand organisateur, bénéficie moins d’une protection qui lui est vite mesurée de la part de son neveu que d’une influence considérable fondée sur l’idée qu’on se fait de leurs relations. II veut des prêtres, beaucoup de prêtres ; il multiplie les séminaires à cet effet.. En 1804, pour un prix modique, il achète l’ancien Chapitre.
Quand Pierre Bataillon entre dans l’institution récemment ouverte, il ne fait que croiser Mathieu Loras qui en a été supérieur durant trois ans et vient de connaître son changement. Mais il n’est pas douteux qu’il ait entendu parler de lui : parti en Amérique en 1829, son exemple orientera la décision de plusieurs ecclésiastiques du Diocèse, de se consacrer aux missions extérieures.
C’est l’Abbé Beaujolin qui, dirigeant l’Argentière jusqu’en 1840, sera le supérieur de Pierre. Le séminaire est à l’écart des villes, son histoire reste relativement paisible. Le climat libéral de 1830 s’y répand pourtant et les responsables des élèves jugent bon d’organiser une congrégation de la Saint Vierge, mouvement spirituel qui doit consolider la vocation propre de la maison. Bataillon en fait partie. Il y côtoie Henri Plantier, futur évêque de Nîmes, le poète Pierre Dupont, Joséphin Soulary.
Il gardera, de l’Argentière, plus que des souvenirs, des amitiés. Du Havre où il devra attendre patiemment des vents favorables à l’appareillage du navire qui l’emportera loin de la France, il écrira, le 23 décembre 1836 à Jacques Ménaide, directeur du petit séminaire de 1822 à 1856 : J’ai, dans mon bréviaire les noms de tous ceux qui ont fait des neuvaines pour leur ancien condisciple, ces noms bien précieux m’accompagneront toujours et tous les samedis de chaque semaine, j’offrirai pour eux le saint sacrifice de la Messe, le saint office et toutes mes actions de ce jour-là2.
L’Argentière menait au grand séminaire. Portant déjà le nom de Saint Irénée, il se trouvait alors depuis 1805 et jusqu’en 1859, place Croix-Paquet au pied de la Croix-Rousse, sur la rive gauche du Rhône. Pierre Bataillon y pénètre à l’automne 1832 pour une durée de trois ans. Les échos des correspondances échangées entre Loras et plusieurs de ses anciens élèves lui parviennent sans doute, fécondant ses idées d’apostolat lointain. Plus sûrement ses relations avec l’abbé Cholleton jouent-elles un rôle décisif.
Jean Cholleton (1788-1852 ) est aussi un forézien, né à Saint-Marcel-de-Félines. Neveu admiratif d’un vicaire général du cardinal Fesch et ordonné prêtre à Grenoble le 21 décembre 1811, il est tout de suite désigné pour le grand séminaire dont les sulpiciens, dissous par la jalouse autorité impériale, ont dû partir. Professeur de morale, traditionnel et étroit, il était surtout vite devenu un conseiller spirituel apprécié. Malgré une charge considérable de travail, il avait accepté de patronner un groupe de séminaristes que réunissait le projet de fonder une Congrégation mariale, un peu à l’imitation de la Société de Jésus des Pères Jésuites. Devenu, à son tour, vicaire général du Diocèse de Lyon, il entrera lui-même, en 1840, dans la nouvelle Société de Marie, dite des Pères Maristes, née de ces rêves de jeunes clercs. L’y préparaient sans doute ses relations permanentes avec Mgr Dubourg évêque de la Nouvelle Orléans et son zèle à recueillir des fonds pour les missions d’Amérique. Il sera l’un des principaux fondateurs de l’Oeuvre de la Propagation de la Foi destinée à soutenir l’évangélisation outre-mer.

II – Une vocation missionnaire

C’est précisément Cholleton qui introduira Bataillon dans la Société de Marie. Dès son ordination sacerdotale, le 19 décembre 1835, il est nommé à Saint-Laurent-de-Chamousset où il retrouve son ancien curé et maître Antoine Merle. Il y déploie un zèle vite à l’étroit dans cette paroisse tranquille où, selon le style de l’époque, il augmentait la tâche du jour en la prolongeant la nuit. Plus significatif de sa nature bouillonnante est ce portrait tracé par son condisciple, Alexandre Tisseur : Il était grand, svelte ; sa physionomie presque imberbe, d’une douceur extrême… semblait rayonner d’une ardeur surnaturelle. Comme on le trouvait beau le jeune      homme prêt à partir pour annoncer la paix3. Un crayon, sans doute dessiné à l’occasion de son départ pour l’Océanie en 1836, précise l’acuité du regard et le masque volontaire.
Cette même année, Cholleton, chargé des affaires de la Société de Marie naissante dont il a suivi de près la gestation, s’emploie à faciliter son approbation par l’autorité romaine. Au cours de leurs démarches, les responsables de la nouvelle fondation reçoivent l’avis que tout dossier d’un groupe religieux en formation qui accepterait de prendre en charge l’évangélisation de l’Océanie occidentale serait étudié avec célérité.
Dès le XVIe siècle, des essais d’implantation missionnaire dans le Pacifique avaient vu le jour, particulièrement aux Mariannes et à Tahiti. Des Sociétés protestantes anglaises, à la suite des voyages de Cook ( mort en 1799) prirent position dans le continent. En 1830, la Congrégation de la Propagande confiait à Mgr de Solages, vicaire apostolique de l’île Bourbon, la préfecture de l’Océanie occidentale. Mais il mourait en 1832 sans avoir pu entreprendre quoi que ce soit dans cet immense territoire encore très mal connu. Rome décida alors d’en organiser l’administration en confiant la partie orientale aux Prêtres du Sacré-Coeur de Picpus et en rattachant la partie occidentale à la Réunion.. Puis, dès 1835, décision était prise de fonder un vicariat propre à l’Océanie occidentale. L’abbé Pastre, prédécesseur de Solages, se trouvait alors en repos à Lyon . Ne reprendrait-il pas du service ? Agé et malade, il décline cette offre qui n’a rien d’alléchant . Mais il se fait un point d’honneur de trouver un remplaçant. Il s’adresse à Cholleton qui songe assez vite aux futurs maristes en quête d’approbation de leur Congrégation. Comme vicaire apostolique, il suggère à Rome le nom de Jean-Baptiste Pompallier qui semble appartenir au groupe qu’essaie de mettre en place le P. Colin. Il s’emploie également à trouver des sujets susceptibles de travailler à cette nouvelle mission. Sans doute alors se souvient-il des désirs apostoliques du vicaire de Saint­-Laurent. Il le convoque à l’Evêché. Mon très cher ami, si vos occupations vous le permettent, je vous prie de passer à mon bureau les premiers jours de la semaine prochaine. J’ai à vous faire de vive voix une communication importante concernant le projet que vous m’avez manifesté à l’époque de votre ordination4.
Bataillon est facilement convaincu. Il prend langue avec Antoine Séon, supérieur des maristes de Lyon, encore en poste à Valbenoîte, un quartier de Saint-Etienne. Transféré dans cette paroisse, le jeune abbé est aussitôt intégré au premier groupe de vingt maristes qui font profession religieuse à Belley où réside Colin, le 24 septembre 1836. Quelques mois plus tôt, seulement, le 29 avril, la Société de Marie avait reçu le bref d’approbation hâté par sa disponibilité.
Dès le mois d’octobre, une trentaine de missionnaires se regroupent donc au Havre dans l’attente de « vents favorables ». Les maristes, religieux tout frais éclos, mêlés à des Picpusiens et à des religieuses, entourent Mgr Blanc, nommé en novembre 1835 au siège de la Nouvelle-Orléans, qu’accompagnent 14 prêtres destinés à l’Amérique. Tout ce monde reçoit l’hospitalité d’une veuve au cœur gigantesque, Madame Dodard ; elle attend le départ de ses pensionnaires, le 24 décembre, pour mourir 7 jours plus tard, sa tâche achevée !
La navigation est longue. Une avarie nécessite une relâche de 53 jours à Santa Cruz de Ténériffe. La Delphine n’atteint Valparaiso que le 28 juin 1837. Les missionnaires occupent leurs loisirs forcés comme s’ils se trouvaient dans un couvent : apprentissage de l’anglais, retraite annuelle… Bataillon écrit son journal de bord : Oh ! qu’il est facile de réfléchir à la vanité des choses de ce monde lorsqu’on n’est séparé de l’abîme que par quelques planches!5
Les Picpusiens descendent à terre dans une des îles de l’archipel Gambier où ils ont un établissement depuis plusieurs années. Commencent alors, pour le groupe mariste, les incertitudes. Ils ignorent où ils doivent débarquer, s’en remettant aux soins de la Providence qu’ils cherchent à orienter à partir de renseignements recueillis au petit bonheur. A Tahiti, Pompallier a loué une goélette, ce qui convient mieux pour une navigation sans destination arrêtée.
Une étape à Vava’u (Tonga ) sera décisive. S’y trouvent déjà des missionnaires anglicans. L’heure n’est pas à l’oecuménisme. L’île est trop petite pour deux religions… Allez plutôt à Wallis, tout près d’ici, où la nôtre n’a pas encore pénétré et vous aurez toute liberté et toute facilité d’introduire votre culte6. Les bons apôtres qui conseillent les nouveaux venus se gardent bien de leurs apprendre que des prédicateurs de leur bord s’y sont déjà essayé et ont été massacrés !
Plus précieuse est l’aide d’un anglais, Thomas, qui jouera un certain rôle dans la pénétration mariste en Océanie. Il a sollicité, à la dernière escale, d’être embarqué et conduit dans l’île de Futuna dont sa femme est originaire. Le Pacifique, déjà, est parcouru par d’originaux aventuriers. Cet ancien marin anglais, sans doute déserteur, donne des renseignements rassurants. Sur ses dires, le 1er novembre 1837, le bateau commence par faire halte à Wallis, terre la plus proche – 230 kilomètres – de Futuna. Bataillon et un frère, Xavier Luzy, sont débarqués : il faut bien commencer par un bout, autant là qu’ailleurs. Pompallier continue sa route sur la Nouvelle-Zélande. En route, il débarquera le Père Pierre Chanel et le frère Marie­-Nizier Delorme dans l’île voisine, en compagnie de Thomas qui les introduira auprès du roi.
On ne peut douter de la hâte que l’enfant de Saint-Cyr avait de se dégourdir les jambes après des mois de navigation et de se mettre en campagne sans tarder. Il l’avoue lui-même avec plus de solennité. J’acceptai avec reconnaissance l’honneur que notre vénérable évêque me faisait en me plaçant le premier sur le champ de bataille7.

III – Wallis

Son domaine ? Un minuscule archipel d’une superficie de 95 kilomètres carrés comprenant une terre principale, Uvéa, entourée d’une vingtaine d’îlots. Un capitaine anglais l’avait découvert en 1767 et lui avait laissé son nom. Le gouvernement en était partagé par deux grandes familles dirigées par un roi héréditaire en ligne collatérale, cette division étant source périodique de conflits.
Bataillon est accueilli avec amitié. Il loge d’abord dans la case même du roi, caractérisée par un manque total d’intimité car chacun y pénètre jour et nuit à son gré. Dans un rare moment de tranquillité, il peut célébrer une première messe, le 4 février 1838. Il a dû attendre trois mois ce moment !
Que fait un étranger débarquant dans un pays dont il ignore tout ? Il apprend… Avec son compagnon Xavier Luzy, Pierre passe par ce chemin modeste et nécessaire. Il commence tout de suite à rédiger un dictionnaire et s’entretient avec un vieillard sage et prudent qui lui enseigne l’histoire du pays. Venu pour servir, il se met naturellement à soigner des maladies inhérentes à un élémentaire manque d’hygiène. Le remède miracle est l’eau de Cologne dont la bonne odeur semble pleine d’espérance. Sans doute, à la ferme des Pierres, dans son enfance, avait-il fait l’expérience des traditionnelles ruses familiales capables d’apaiser à peu de frais les inquiétudes puériles.
Cependant, Bataillon ne perd pas de vue son projet essentiel. Avant même de parvenir à maîtriser la langue wallisienne, ce qui ne tardera guère, il entreprend d’évangéliser. Des jeunes gens sont attirés par la nouvelle religion. Leur démarche provoque évidemment du mécontentement auprès d’une partie de la population et de ses chefs qui croient déceler dans cet attrait une menace pour l’unité du groupe.
L’îlot de Nukuatea laisse au missionnaire une plus grande liberté d’action. Il y réside donc, tandis que la grande terre manifeste une opposition qui peut dégénérer en persécution. Un jeune homme devenu proche des missionnaires en raison de ses connaissances élémentaires en anglais, est violemment frappé. Bataillon s’enflamme : Le bruit des coups des bourreaux et des gémissements de la victime arrive jusqu’à mes oreilles. Il veut courir la défendre mais refrène son élan en se rappelant les consignes de prudence de Pompallier. J’attendis dans ma case, priant avec larmes et demandant à Dieu d’avoir pitié de toutes ces âmes que je voulais conquérir8.
L’îlot ne suffit pas, bien sûr, à ce zèle conquérant. Bataillon s’empare un jour d’un lambeau d’étoffe blanche, y accroche une image de la Sainte Vierge et prédit au chef de Nukuatea : Allez, cette bannière fera le tour de l’île. Il passe sur Uvea avec un petit groupe d’hommes. Le roi le menace d’engager un combat contre lui. Bataillon fait face aux guerriers assemblés. Il lance d’une voix forte un verset de Psaume : Que Dieu se lève et que ses ennemis soient dispersés. Médusés, ses adversaires se dérobent : Notre ventre tomba par terre, expliquèrent-ils pour signifier que le courage leur manqua9.
Le prix des conversions, heureusement, n’est pas très élevé à Wallis, au contraire de l’île jumelle Futuna, où Pierre Chanel est massacré le 28 avril 1841 avant même d’avoir baptisé un seul habitant. en dehors de quelques mourants. La récolte ne tarde pas. La visite de l’évêque Pompallier, débarqué le 28 décembre de la même année est l’occasion d’engranger. Le 2 février, 260 wallisiens sont baptisés, le lendemain, 360.Au total, durant son séjour, l’évêque préside à plus de 2000 baptêmes. Bientôt l’île entière est chrétienne. On comprend l’allégresse de leur père spirituel . Aujourd’hui, écrit-il à son Supérieur Général, Jean-Claude Colin, j’ai la consolation de vous annoncer que l’Eglise possède un nouveau peuple… Que la joie éclate au sein des îles les plus reculées !10
Monseigneur Pompallier ne reviendra plus à Wallis qui va bientôt échapper à son autorité. Sa visite, après cinq années, provoquée par la mort brutale de Pierre Chanel, est loin d’être la seule dont ait bénéficié Bataillon qu’il ne faut pas se représenter, malgré son éloignement, comme un ermite. Il s’est lui-même rendu à Futuna avant le dramatique assassinat de son confrère auquel il a apporté un concours utile grâce à ses connaissances linguistiques et à son zèle impavide Le Pacifique était alors sillonné par des navires appartenant aux deux puissances rivales France et Angleterre qui, pour des raisons mercantiles autant que politiques, se gardaient bien d’abandonner leurs ressortissants. Leur souci rejoignait celui des Supérieurs des missionnaires, désireux d’augmenter le nombre de leurs ouvriers apostoliques. Dès 1841, le Père Chevron et le frère Attale, après un court séjour à Futuna, avaient gagné Wallis. D’autres suivront pour atteindre, au bout de 10 années le nombre d’une quarantaine, répartie il est vrai sur des distances considérables. Vaisseaux militaires et baleiniers venaient relâcher dans les îles, apportant un courrier impatiemment attendu et tissant un réseau de liens entre les européens perdus dans l’immense océan.

IV – Monseigneur d’Enos
La Mission s’étoffait. La Propagande jugea nécessaire d’adapter l’organisation d’un territoire trop vaste pour être confié à une seule juridiction dont les vues concordaient mal d’ailleurs avec celles de l’apôtre de Wallis qui refusait une dispersion des forces estimée indispensable par Pompallier pour étendre l’évangélisation. Préparée par un rapport que . Jean-Claude Colin présentait aux responsables romains le 26 mai 1842, la création d’un Vicariat d’Océanie centrale est décidée le 23 août. Il concernera Wallis, Futuna, Tonga, Samoa, Fiji, la Nouvelle Calédonie. Bataillon, nommé Evêque d’Enos, en serait le Vicaire Apostolique et disposerait d’un coadjuteur résidant dans ce dernier pays. Celui-ci est Guillaume Douarre, auvergnat, dont son compatriote Henri Pourrat a retracé la vie. Ayant reçu la consécration épiscopale en Europe avant de partir pour les îles, c’est lui qui est chargé de consacrer à son tour son supérieur. Arrivé aux îles Marquises le 15 octobre 1843, il monte à bord de la gabarre le Bucéphale commandée par Julien-Laferrière. En route il s’arrête à Wallis. Nous avons trouvé le Père Bataillon sans chapeau, sans souliers, n’ayant plus que de misérables vêtements en lambeaux… tout nous a charmé en lui, même sa glorieuse pauvreté, écrit Rougeyron, né lui aussi dans le Puy-de-Dôme, qui accompagne Douarre.
Au milieu d’un gros paquet de lettres, le haillonneux découvre sa nomination. Julien­-Laferrière tient à marquer le coup en offrant à bord un déjeuner aux missionnaires. Le nouvel évêque est sacré par son suffragant le 3 décembre 1843. Le commandant du Bucéphale, après avoir visité les chefs de l’île, encouragé, remercié, emporte avec lui, le 8 décembre 1843, une lettre du Vicaire Apostolique à son Supérieur Religieux, Jean-Claude Colin : Eh bien, mon cher Père, je vous ai obéi et me voilà évêque ; mais vous en êtes responsable ! Vous êtes obligé de prier pour moi et de me veiller de près afin que je puisse me sauver dans la position redoutable où vous m’avez placé11.
Désormais, l’enfant de Saint-Cyr n’appartient plus seulement à Wallis. Ses responsabilités s’étendent au loin. S’il continue à résider dans l’île d’Uvéa, il est appelé à voyager vers d’autres territoires. Il doit surtout travailler à un autre niveau, organiser, inspecter, surveiller, porter le souci des religieux qui dépendent de lui. Sans doute éprouve-t-il le déchirement de tous ceux que des tâches supérieures éloignent de la proximité quotidienne avec les gens ordinaires. Découvrant, quelques années plus tard, des ornements qu’on lui a envoyés, plus conformes à ce qu’on croit être sa nouvelle dignité, il dira : Rappelez-vous le temps où le Père Bataillon arpentait avec vous les rudes sentiers de Wallis, pieds nus et à peine vêtu. Dieu était alors avec lui. Craignez qu’aujourd’hui l’évêque d’Enos, au milieu de tous ces beaux ornements qui vont remplacer sa soutane en haillons, ne perde son humilité de pauvre missionnaire12.
La fonction épiscopale n’est en rien sédentaire comme pourrait le faire croire l’embonpoint de certains prélats. En mission moins qu’ailleurs, surtout s’il s’agit de s’implanter sur des terres vierges. Monseigneur songe aussitôt à effectuer une tournée dans quelques unes des îles dépendant maintenant de sa juridiction. Un apport supplémentaire de missionnaires lui permet en outre d’être moins présent sur le terrain qu’il a défriché.
Par chance, un navire de commerce, l’Adolphe, s’amarre à Uvéa. II porte au roi un cheval offert par son pair français Louis-Philippe. Douteux présent qui suscite l’effroi plutôt que l’admiration. : Quand cette bête étrange – et mal en point – apparaît, tous ensemble ne poussent qu’un cri, un cri de désespoir, et, sans penser à leurs pirogues, tous se lancent à la mer du côté opposé. Un hennissement ajoute à l’épouvante. Ils s’imaginent que le monstre est à leur poursuite. Ils sont dix, ils se rapprochent, nageant à se toucher pour opposer plus de résistance ; ils ont bientôt touché la petite île de Nukufetau, passent rapidement au milieu des habitants et s’élancent sur les plus hauts cocotiers13.
Pour Guillaume Morvan, commandant de l’Adolphe, ce n’est certes pas le cheval qui le surprend, mais l’étonnant missionnaire qu’il découvre de façon inattendue. Cette rencontre nous vaut une page pittoresque et une description utile du premier évêque de Wallis et Futuna. : J’éprouve une profonde émotion et, dominé par l’admiration qu’il m’inspire… je tombe à deux genoux devant lui en le priant de me bénir avec mon Louis ( son propre fils). Parcourant les cases aux côtés de son hôte, il observe : Tous, femmes, enfants, vieillards sont venus se placer sur le bord du chemin… Avec un respect et un comportement admirables ils se portent au devant de leur bien aimé pasteur pour recevoir sa bénédiction… Il le peint : Ses yeux pleins de bienveillance tiennent le visiteur sous son charme qui dilate le coeur, et les pensées anxieuses ne résistent pas à son regard qui n’exprime que des espérances. Son teint, bruni par le soleil … revêt sa physionomie d’un caractère de force qui relève encore la mâle énergie dont elle est empreinte. Son front est haut et majestueux. Sa belle tête enfin qui accuse au plus 35 ans, est un type complet de santé et de force, de courage et de dignité, de dévouement et de noblesse.
Habité par de tels sentiments, Morvan accepte sans hésiter de se mettre au service de l’évêque pour lui permettre d’accomplir sa première visite apostolique. Bataillon nourrit le projet de fonder une mission à Fiji et de tenter un retour à Tonga. Les Wallisiens, eux, sont moins satisfaits de ce départ. La fille du roi Lavelua, qui deviendra plus tard la reine Amelia, traduit leur émotion : Evêque, pars ! Moi, je pleure…. Parents d’Uvea, pleurons, Il va partir. N’ayons tous qu’un cœur pour pleurer.
Le 12 juin 1844, l’Adolphe arrive à Futuna. Pasteur avant tout, Bataillon confesse et donne le sacrement de confirmation. Administrateur, il divise l’île en deux paroisses, Sigave et Poï. Il laisse un missionnaire, en reprend un autre. A Tonga, infesté de moustiques – on en a habituellement une dizaine sur le front, dans la barbe, aux oreilles rouges comme du sang– le roi Georges, wesleyen, demeure réticent. Le père Chevron qui s’y trouve déjà est confirmé dans son poste. Il y restera 42 ans, gagnant le titre « d’apôtre de Tonga. » A Fiji, le chef d’un village reçoit Monseigneur sur une roche du rivage et non dans sa maison-, il lui lance avec dédain : Les tiens peuvent rester si tu le veux mais je ne puis ni les loger, ni les nourrir, ni les défendre.  Dans une île de l’archipel, Bataillon débarque avec deux confrères et organise une procession de prise de possession derrière une croix faite de deux planches de sapin bien rabotées, peintes en blanc.
Le généreux Morvan ramène l’évêque à Wallis le 18 août 1844. Retour utile : des dissensions se sont manifestées, un chef a cherché à détacher des fidèles de la mission. Les calomnies vont bon train. La guerre civile menace. Bataillon a recours au commandant des forces navales françaises en Océanie. Une démarche diplomatique ramène la paix. Mais l’île n’en a pas fini avec ces troubles qui reviendront périodiquement et pour l’apaisement desquels l’intervention des religieux est nécessaire.
Ainsi va la mission dans toutes les îles. : d’oppositions en réconciliations, d’orages destructeurs – un ouragan détruit presque toutes les cases le 2 février 1839 – en constructions nouvelles. La lettre de Pierre à François donnait un aperçu de cette activité d’entrepreneur, de tout temps liée à la tâche d’un missionnaire. J’ai bâti dernièrement une église en pierre dans l’île Upolu. Je suis ensuite allé à Wallis où j’en ai commencé une autre aussi en pierres, puis je suis allé à Futuna où j’ai encore commencé une église en bois. ( 16 juillet 1855 ) . Par tous les moyens l’évêque affermit sa jeune chrétienté. Il crée une imprimerie pour diffuser le bonne nouvelle et fait apprendre l’alphabet aux néophytes. Dès 1847, préoccupé de former des prêtres océaniens, il ouvre un collège-séminaire à Lano dans la grande île. Il surveille l’évangélisation, excite le zèle de ses collaborateurs qu’il ne ménage pas plus que lui-même. Et il voyage… Pendant plusieurs années, il bénéficiera du service de l’Arche d’Alliance, un navire que le capitaine Marceau, neveu du général de Sambre et Meuse, a affrété spécialement pour les Missions océaniennes. Il se décide même à acheter une goélette qu’il baptisera sans originalité l’Etoile du Matin. Non, Bataillon ne reste pas sédentaire. De Sidney, en 1859, il décrira ainsi son travail ordinaire pour les Annales de la Propagation de la Foi : La visite de mon vicariat ne peut se faire ni à pied, ni à cheval, ni en voiture ni en chemin de fer. Composé d’une multitude d’îles semées ça et là dans une immense étendue de mer, il exige un bateau pour en faire la tournée… C’est sur un tel véhicule qu’installé pour 5 ou 6 mois, je vais d’une île à l’autre, par bon ou mauvais temps, par vent favorable ou contraire, par le calme ou l’orage, souvent à travers les écueils. Tout n’y est pas rose, je vous l’assure, et nous avons souvent de mauvais quarts d’heure à passer.

V- Voyages en France, prestige accru

Près de vingt ans d’absence, déjà ! Qui, à Saint-Cyr, reconnaîtra le gamin des Pierres dans cet homme à la barbe foisonnante, qui ne craint pas d’afficher son titre épiscopal pour susciter l’intérêt et que précède surtout sa réputation entretenue par les récits des Annales ? Car Bataillon entreprend enfin un voyage en France. Il l’a différé en raison d’une maladie comme il l’explique à son frère François, de Sidney où il se prépare à la longue traversée au printemps de 1856. Il débarque en France accompagné de trois océaniens, de Wallis, de Tonga et de Rotuma. Il se rend d’abord à Paris où il prêche à N.D. des Victoires. Son séjour va durer deux années. Après quelques jours passés en famille, il se rend à Saint-Chamond et à Saint-Etienne. A Lyon, le Cardinal de Bonald le reçoit et l’autorise à visiter les différentes paroisses de la ville : Partout sa présence provoque la plus grande sensation. Le 5 novembre, il quitte Lyon pour Avignon, Nîmes, Marseille, Toulon. Il séjourne près de là au scolasticat ( Grand séminaire des religieux) de Montbel . Il consacre quelques mois à Rome pour une démarche importante. II a préparé avec le P. Favre, nouveau Supérieur Général de la Société de Marie, depuis 1854, un règlement pour les missions d’Océanie qu’il fait approuver par la Propagande le 12 avril 1857. De retour en France, il donne des conférences à Saint­-Laurent-de-Chamousset et à Saint-Cyr où on lui fit la plus magnifique réception. Le 15 mai 1857, il accorde une visite au petit séminaire de l’Argentière en compagnie de son ancien directeur Menaide : La communauté leur fait une véritable ovation. La liste de ses visites s’allonge et donne à son voyage l’allure d’une tournée électorale : Montbrison, Saint-Etienne à nouveau, Saint-Claude, Lons-le-Saunier, Dôle, Besançon, Belfort, Strasbourg, Nancy, Saint­-Dié, Lunéville, Pont-à-Mousson  où il fut reçu avec un enthousiasme extraordinaire, Verdun, Bar-le-Duc, Chalons-sur-Marne, Reims, Paris, Caen, Bayeux. Partout il parle de sa mission avec chaleur.
Lorsqu’il repart pour les îles lointaines, à la fin de 1858, s’il n’emmène avec lui qu’un seul prêtre, Léon Gavet, âgé de 27 ans, du Diocèse de Viviers, il suit de peu Victor Poupinel, Procureur des missions d’Océanie, chargé d’une visite officielle par la maison générale mariste. Les discussions au sujet du règlement ont, en effet, révélé que les Evêques ont tendance à utiliser leur personnel au détriment de la vie religieuse, conséquence de leur zèle pastoral qui ne va pas sans créer des difficultés de tous ordres. Bataillon n’est pas le dernier à épuiser ses troupes. Le Visiteur aura fort à faire pour les défendre.
L’évêque procède à une tournée importante. A Tonga, un traité conclu entre le roi Georges et le commandant du Bouzet, représentant de la France, développe un climat de conciliation : Bataillon reçoit un accueil aux flambeaux tout à fait spontané.. A Vava’u ( Tonga ), il place Marin Breton au nom trompeur puisque cet ancien prêtre diocésain est né à Belley. Entouré de méthodistes, Breton vivra seul pendant 18 ans, donnant le témoignage d’une sainteté érémitique proche de celle du Père de Foucauld . A Rotuma, il rend Rafaele, l’un de ses compagnons du voyage en Europe, à sa famille, et laisse le Père Laurent Dezest, quelques temps l’un des successeurs de Chanel à Futuna.
A Wallis, le roi est mort en son absence. Sa soeur Fala Kika lui succède, elle sera elle-même remplacée, en 1869, par Amélia, sa nièce, la meilleure personne qui soit, dit un missionnaire. De nouveaux conflits surgissent. Bataillon rétablit la paix. En 1872, il peut songer à un second voyage en Europe où l’on voudra le retenir en vain. Montbrison, Saint-­Bonnet-le-Château, bien d’autres lieux, l’accueillent avec honneur. A Saint-Cyr,un véritable cortège l’accompagne pour une célébration. Interminable il s’étire sans interruption du carrefour des routes menant à Montrond et à Bellegarde, jusqu’à l’église. A l’Argentière, l’évêque parle dans la grande salle d’étude. Il évoque les débuts si pénibles de la vie de missionnaire, de son dénuement absolu, de son isolement plus dur encore, de la persécution qui l’avait contraint à partager la nourriture des pourceaux. C’est en témoin que l’auteur de l’Histoire du Petit Séminaire, André Leistenschneider, rapporte : Nous étions tout yeux, tout oreilles ; avec la majesté de sa taille, l’auréole de ses cheveux blancs, sa barbe de patriarche, son regard perçant, sa physionomie rayonnante d’intelligence et d’énergie, la simplicité par moment sublime de son langage, il nous apparaissait comme un évêque survivant des temps apostoliques.
Bataillon était un chêne ! On en conviendra volontiers. Il serait cependant injuste que sa réputation qui lui vaudra, avec la reconnaissance des océaniens, une certaine gloire dans l’Histoire des Missions, puisse dissimuler d’autres aspects de cette épopée.            L’évangélisation de l’Océanie occidentale est l’oeuvre commune de ses frères maristes dont le plus illustre, par son abnégation et son humilité, reste évidemment saint Pierre Chanel tué après quelques années apparemment stériles, au moment même où le responsable de Wallis commençait d’engranger sa moisson. Quelques figures sont apparues brièvement au cours de ces pages. Elles rappellent la qualité et la vérité de la communion apostolique. Mais aux côtés de ces apôtres venus d’Europe, souvent en première ligne, de nombreux océaniens à la foi communicative de néophytes, furent, par leurs exemples comme par leur enseignement, les véritables propagateurs des paroles du Christ et les canaux de sa grâce.

VI – Une écharde dans la chair de l’évêque : les soeurs S.M.S.M.
Surtout, il faut rendre hommage aux «pionnières» qui furent à l’origine de l’actuelle Congrégation des Soeurs Missionnaires de la Société de Marie (S.M.S.M). Admirables dans leur apostolat, elles se montrèrent plus héroïques encore peut-être par leur capacité à travailler aux côtés de Bataillon. Car pour lui éviter la tentation de l’orgueil, Dieu avait mis en lui, comme en saint Paul, une écharde dans sa chair, un ange de Satan (2 Cor. 12) :son caractère difficile. C’est un pénible honneur que de vivre avec lui, soupirait, vers la fin de sa vie, l’un de ses confrères ! Lui-même, d’ailleurs, comme chacun d’entre nous, avait assez de lucidité pour le reconnaître. Dans son bréviaire, au revers d’une photo du fondateur des pères maristes, n’avait-il pas tracé ces mots : Retraite de 1866. Uvéa. Jeudi-Saint. Résolutions pratiques : Possession de moi-même. Patience. Douceur. Paix ?  Plut au ciel – et à ses collaboratrices – qu’il fut mieux parvenu à pratiquer ces vertus honnêtement jugées nécessaires ! Sur le bateau l’emmenant du Havre en Océanie, le groupe d’une trentaine de missionnaires dont faisaient partie les premiers maristes, comprenait huit religieuses ursulines ou Dames du Sacré-Coeur en partance pour la Nouvelle-Orléans. Le souvenir de leur présence à bord aurait pu faire estimer à Pierre Bataillon que des femmes avaient leur place dans la mission. Il n’y songeait guère pourtant. Très dur envers lui-même, indomptable, subordonnant tout à son travail apostolique, négligeant repos et confort, il avait accepté un genre de vie dont il comprenait bien qu’il ne pouvait convenir à des femmes sans des aménagements qu’il lui était impossible de concevoir.. Il n’avait donc jamais envisagé de leur faire partager les rigueurs qu’il s’imposait et réclamait de ses confrères.
Mais s’il ne pensait pas à demander leur concours, des femmes, elles, sensibles aux appels de l’Evangile rêvèrent de travailler dans ce nouveau champ du Père. A Lyon, dans le climat missionnaire créé par les nombreux départs de prêtres en Amérique et entretenu par l’Oeuvre de la Propagation de la Foi, beaucoup suivaient avec intérêt les faits et gestes rapportés par les Annales. En 1843, y paraissait une lettre des femmes d’Uvea, datée du 10 Novembre de l’année précédente. : Nous avons reçu déjà des preuves de votre charité et vous faisons encore une demande ; c’est de nous envoyer, si vous nous aimez, quelques femmes pieuses pour nous instruire. Ce texte émeut une fidèle lectrice, collaboratrice assidue de l’oeuvre fondée par Pauline Jaricot. Elle s’appelle Françoise Perroton. De famille modeste, non mariée, elle a vécu quelques temps comme gouvernante, chez le peintre Janmot. Disponible, sans attache, elle décide de répondre aux femmes d’Uvéa. Son âge, cependant, la fait légitimement hésiter : elle a quarante neuf ans… nous sommes au milieu du XIXe siècle! Elle consulte un capucin, son confesseur, s’ouvre au provincial des pères maristes, le futur saint Pierre-Julien Eymard. Il lui déconseille de s’adresser au Supérieur Général qui, tenu cependant au courant de cette démarche insolite, reste circonspect. Les conseils vont évidemment dans le sens de la prudence. Bataillon, quant à lui, s’est montré peu favorable à la démarche de ses diocésaines pour un motif dont nous n’aurions pas l’idée aujourd’hui mais qu’expliquent les relations de défiance et de calomnie qu’entretenaient alors les différentes Eglises chrétiennes en Océanie : Ne serait-ce pas aller au devant de diffamations quand on sait combien les protestants ont de peine à croire au célibat du clergé catholique ?
Françoise n’est pas religieuse. Libre de son destin, elle s’adresse directement au capitaine Marceau qui doit appareiller bientôt sur le navire mis à la disposition des missionnaires d’Océanie. Elle le convainc. Le 15 novembre 1845, l’Arche d’Alliance quitte le Havre. Mademoiselle Perroton est à bord. Quand, après un long arrêt à Samoa, le navire jette l’ancre à Wallis, Bataillon, averti de cette présence féminine, est si peu enthousiaste que Marceau, pour que Françoise puisse rester, doit s’adresser au roi . Celui-ci lui fait construire une case et lui donne une de ses filles comme compagne. Un mois plus tard, l’évêque est un peu revenu de ses préventions : Mademoiselle Perroton semble avoir tout ce qu’il faut pour réussir, écrit-il au Supérieur général. Il en admire le courage et la patience à supporter les peines inséparables de sa vocation, le délaissement, la pauvreté et la misère.
Mais il ne la soutiendra guère. Rassuré par le fait qu’étant venue de son propre mouvement, il a été facile de l’installer sans nous compromettre en rien, il juge finalement sa présence avantageuse à la mission. Mais c’est assez pour le moment, n’envoyez personne autre sans que nous vous le demandions… Tout admiratifs qu’ils soient, les religieux, habitués à vivre en hommes seuls et accablés de tâches multiples, ne s’occuperont guère de cette « sorte de personnes » pour parler comme le Père Colin ! Plusieurs n’en veulent pas dans leur propre mission. En 1848, le Père Junillon, devenu son curé, lui construit du moins une maison en bois. Il semble être le seul à l’écouter et à l’encourager. Elle-même trouve en lui le plus excellent homme qu’on puisse imaginer. C’est un homme de Dieu qui  se tue à la peine. Et lui : C’est une femme d’un rare mérite, d’un caractère prodigieux, capable de supporter les plus grandes épreuves.
Françoise Perroton va vivre désormais au milieu de jeunes filles attirées par le fille du Roi. Elle apprend – difficilement – la langue, enseigne la lecture, l’écriture, la lecture à celles qui l’entourent. Mais elle manque de beaucoup de choses nécessaires, de chaussures, par exemple. Les infirmités commencent à se faire sentir. En dépit de sa solitude qui lui fait désirer d’autres compagnes françaises, elle ne souhaite à personne de la rejoindre dans l’état actuel des choses, ce qui laisse entendre sa détresse Elle comprend qu’il faudrait, non des laïques, mais des religieuses, fortifiées par une vie de prière et une communauté organisée. Rêve inaccessible car Monseigneur Bataillon voit les choses avec d’autres yeux. Il pense que le moment n’est pas encore venu. Cependant des enfants doivent préparer la génération à venir… Je parle peut-être sans savoir … Ce n’est pas pour censurer Monseigneur mais simplement parce que je vous ai promis de vous dire ma façon de penser. ( Lettre au Père Eymard, 6 octobre 1847. )
Au mois d’août 1854, Bataillon envoie Françoise dans l’île de Futuna. Heureusement, Junillon y est aussi nommé. Elle s’installe à Kolopelu dont elle ne bougera plus. C’est là qu’elle apprend la bonne nouvelle de l’arrivée de compagnes attendues de si longues années. Ce sont des jeunes femmes de la région lyonnaise. Agées de plus de 25 ans, elles ne sont pas de ces têtes chaudes et inconstantes que redoutait le maître de Wallis. Contrairement à Mademoiselle Perroton, elles ont été préparées au départ par la Société de Marie et leur envoi correspond à un vote du chapitre provincial.
Cependant, elles ne sont pas davantage religieuses, bien que les missionnaires ne sachant comment les désigner, leur attribuent souvent ce titre que n’a pu supplanter celui de « dames de charité ». Monseigneur d’Enos ne se fait pas faute de le leur rappeler : Vous n’êtes que de simples filles dont j’approuve le règlement. A la rigueur il consentirait à voir en elles des  « soeurs converses ». Leur statut mal défini les met entre ses mains. Il ira jusqu’à leur demander un voeu personnel d’obéissance à sa personne. Sans égard pour leurs orientations et leurs projets personnels il les considère comme des ouvrières de la mission dont il dispose selon ses vues. Très vite, au lieu de les regrouper, il les disperse et les isole. Il leur confie des tâches matérielles, celles-là même sans doute, qu’il avait vu accomplir dans son village forézien par les femmes de la campagne. Le saint Père Breton qui a voyagé avec certaines d’entre elles, juge sévèrement ce procédé qui est pour lui un véritable cauchemar.
Et Poupinel, se réclamant de sa fonction de Visiteur, alerte le Supérieur général Favre : Nous sommes tous d’avis qu’il y aurait imprudence et une sorte de cruauté à les séparer dès le début. Lorsqu’un troisième groupe de ces femmes généreuses est arrivé à Sidney, le 14 février 1859, il s’exprime plus sévèrement encore : Monseigneur est excessivement dur, non par malice, mais parce qu’il ne sait pas être bon … Je les plains sincèrement si elles restent sous son entière dépendance … Il n’est pas adroit, je vous l’assure, pour gagner leur confiance et leur donner du courage… II ne sait pas de quelles délicatesses on doit user envers des femmes. Quelques mois plus tard, il écrit à nouveau à Favre en mettant les points sur les i afin, sans doute, de rappeler aux autorités religieuses maristes, la responsabilité qu’ils ont prise officiellement au cours d’un chapitre canonique. Est-il raisonnable de faire venir de France, d’arracher à leurs familles de pauvres jeunes personnes si heureuses, de leur imposer d’héroïques sacrifices pour leur dire : à soeur Marie de la Miséricorde : vous ferez la cuisine ; à Soeur Marie-Rose, vous aurez soin des cochons et de la volaille ; à Soeur Marie-Augustin, vous aurez les vaches et la culture ; car c’est ainsi que Monseigneur a réparti les emplois. De France, François Yardin, Procureur des missions de 1857 à 1871, renforce la conviction de Poupinel : dont il est , en quelque sorte l’adjoint : Je savais depuis longtemps que ( Bataillon ) n’avait pas de coeur ; mais jamais je n’aurais soupçonné qu’il eut pu porter la dureté jusqu’à ce point ; la politesse seule aurait dû lui apprendre quels égards on doit avoir pour de jeunes personnes délicates, bien élevées, appartenant à d’honorables familles et qui ont tout sacrifié pour se dévouer à la gloire de Dieu… J’étais loin de soupçonner que les religieuses que nous envoyons en Océanie ne seraient bonnes un jour qu’à faire des cuisinières ou des filles de basse-cour…
C’est un véritable procès qui est fait à l’évêque. A sa décharge, nous l’avons vu, bien des arguments peuvent être avancés. Ayant, si l’on peut dire, bâti tout seul la solide chrétienté de Wallis, après une très brève expérience de travail en paroisse, il avait pris l’habitude de tout décider par lui-même et, soucieux uniquement de la mission, il n’avait que peu de considération pour les personnes, y compris la sienne. Puis, ayant quitté tôt sa famille pour des maisons de formation, débarqué dans une île éloignée, où aurait-il appris, comme le font remarquer plusieurs de ses confrères, l’attention et le respect particulier dus à la féminité ? Si les moeurs paysannes du XIXe siècle ne les favorisaient guère en France, nos missionnaires, reconnaissait Poupinel, en général… connaissent fort peu de choses à la direction des femmes et surtout des religieuses. Dans un pays où les avis se donnent aux femmes à coups de bâton, on n’est pas dans un milieu excellent pour former à ce ministère délicat. Or, rappelons-le, elles ne sont pas des consacrées et ne bénéficient donc ni de la formation ni des structures défendant leur liberté et soutenant leur apostolat. Leur Congrégation ne sera approuvée qu’au lendemain de la Première Guerre Mondiale. L’absence de toute formation sérieuse à la vie communautaire ne facilitait pas la tâche de prêtres déjà écrasés de soucis… A Wallis où il est en poste, un mariste, Mondon, se déclare inapte à diriger des religieuses… qui n’ont pas fait de noviciat.
Bataillon, assiégé par les observations de la plupart de ses confrères, chapitré par le Supérieur général qui lui demande de gagner la confiance de ses missionnaires, s’amende peu à peu. Poupinel lui-même le reconnaît : Monseigneur a laissé les soeurs à Wallis beaucoup plus contentes et, à sa seconde visite, il a été meilleur pour elle… Il ne leur a rien dit sur leur costume et il les a laissées faire un peu comme elles voulaient. Il aurait bien fait de commencer par là. ( Lettre à Favre 9 janvier 1860 ) La fatigue s’ajoutant au travail, les « soeurs » devenant plus nombreuses, mieux soutenues par des religieux, tant en Europe qu’en Océanie, les difficultés s’atténuent. Le temps agit.

VII – Mort sur un chantier

Le vieux lutteur ne veut pas être pris de vitesse. Au début de 1877, il a entrepris la construction d’une église au collège-séminaire de Lano. Il en a béni la première pierre le 2 janvier. Il ne quitte pas, d’abord le chantier. Mais il est contraint de se retirer à Mua dans la paroisse Saint-Joseph où l’on bâtit d’ailleurs une école à laquelle il s’intéresse. Le 20 mars, au cours de la messe, il s’affaisse sur une chaise. Le 27, on le porte à l’église où il reçoit les derniers sacrements. La reine Amélia vient s’établir en personne à Mua pour assister le malade. Comme les hurlements des chiens l’indisposent, elle ordonne de tous les tuer. Peut­-être à sa demande, l’évêque est transporté à Lano après Pâques. Là aussi, par égards pour lui, on interrompt les travaux de l’église en construction. Il s’inquiète : Je n’entends plus le bruit des marteaux. Est-ce qu’on ne travaille plus ? … Je veux mourir en entendant ce bruit. Il me fait tant de bien. Travaillez, mes enfants, c’est pour le bon Dieu. Le 10 avril, à l’abri d’une tente, on l’étend sur une natte, le visage tourné vers le chantier. II meurt dans cette position, image parlante de ce que fut une existence exclusivement consacrée à bâtir l’Eglise en Océanie.
Il lui avait sacrifié son temps, ses aises, son repos. Il avait imposé les mêmes contraintes et le même renoncement à tous ceux qui l’entouraient, sans égard pour les personnes. Celles qui eurent le plus à souffrir de cette sorte d’aveuglement se montrèrent les plus aptes à poursuivre sa tâche. Les peines de leurs pionnières enfouies dans le souvenir, elles semblent avoir retenu de leur exigeant patron, l’exemple du don de soi désintéressé, de l’acharnement au travail accompli dans le silence et le dépouillement.
Il n’est pas d’image plus réconfortante ni plus significative que le spectacle offert parfois par un groupe modeste de soeurs mélanésiennes pélerinant dans les rues de Saint-Cyr-les­Vignes sur les traces de leur terrible Père qui demeure l’un des fondateurs de l’Eglise du Pacifique.
BDt6533-1

Né le 6 janvier 1810
Prêtre de la compagnie de Marie
Missionnaire apostolique de l’Océanie occidentale

1836

1 Archives familiales. Saint-Cyr-les-Vignes.

2 A. Leitenschneider : L’Argentière Vitte Ed. Lyon 1905. p. 302.

3 A. Leitenschneider : L’Argentière Op. cit. p. 303.

4 Jean Coste et Gaston Lessard : Origines Maristes – 4 Tomes. Rome 1960-1967 (tome I, n° 372).

5 R.P. Mangeret : Monseigneur Bataillon et les Missions de l’Océanie – 2 Tomes Vitte et Perrusel Ed. Lyon 1884.  3e édition revue par le P. de Bigault. Lyon 1932 (Tome I, p. 54).

6 R.P. Mangeret : Monseigneur Bataillon Op. Cit (Tome I, p. 75).

7 R.P. Mangeret : Monseigneur BataillonOp. Cit (Tome I, p. 82).

8 R.P. Mangeret : Monseigneur BataillonOp. Cit (Tome I, p. 207).

9 R.P. Mangeret : Monseigneur BataillonOp. Cit (Tome I, p. 220/222).

10 R.P. Mangeret : Monseigneur BataillonOp. Cit (Tome I, p. 367).

11 R.P. Mangeret : Monseigneur BataillonOp. Cit (Tome I, p. 407).

12 R.P. Mangeret : Monseigneur BataillonOp. Cit (Tome II, p. 23).

13 R.P. Mangeret : Monseigneur BataillonOp. Cit (Tome II, p. 17).

R.P. Mangeret : Monseigneur BataillonOp. Cit (Tome II, p. 20/21).

R.P. Mangeret : Monseigneur BataillonOp. Cit (Tome II, p. 29).

R.P. Mangeret : Monseigneur BataillonOp. Cit (Tome II, p. 96).

R.P. Mangeret : Monseigneur BataillonOp. Cit (Tome II, p. 226).

A. Leitenschneider : L’Argentière Op. cit. p. 304.

R.P. Mangeret : Monseigneur BataillonOp. Cit (Tome II, p. 401).

Marie-Cécile de Mijolla : Les pionnières Maristes en Océanie. Rome 1980 (p 26).

Marie-Cécile de Mijolla : Les pionnières…Op. Cit (p 27).

Marie-Cécile de Mijolla : Les pionnières…Op. Cit (p 34).

Correspondances. Lettre du 14 décembre 1846.

Marie-Cécile de Mijolla : Les pionnières…Op. Cit (p 35).

Correspondances. Lettre du 9 mars 1858.

Correspondances. Lettre du 22 avril 1858.

Correspondances. Lettre du 2 mai 1859.

Correspondances. Lettre du 29 octobre 1859.

Correspondances. Lettre du 15 janvier 1860.

Correspondances. Lettre du 2 septembre 1859.

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