M. J. Déchelette, Le monument mégalithique de Chérier, BD, Tome VIII, Montbrison, 1895, pages 44 à 51.

 

M. Brassart, au nom de M. Joseph Déchelette, donne lecture de la note suivante.

«  Au mois d’avril de l’année dernière, M. le docteur Plassard voulut bien me signaler la présence d’un rocher situé sur la commune de Chérier, au hameau du Poyet, rocher dont la conformation lui avait paru digne d’attention et qui lui avait été montré à lui-même par M. Lasseigne, cultivateur au Poyet.

Quelques jours après, accompagné de M. Maurice Dumoulin, je me rendis au lieu indiqué. Au pied du monticule qui porte la chapelle dite de la Salette, au milieu d’un amoncellement de rocs épars qui donnent à ce site un caractère pittoresque et d’une sauvage âpreté, on nous montra un énorme bloc de granit, d’une forme assez irrégulière, sous lequel s’ouvre une sorte de cavité. Le rocher mesure environ 3m 50 de hauteur, sur une largeur et une épaisseur d’environ 4 mètres au sommet. Sa base, coupée suivant une surface plane, ne repose point directement sur le sol, mais porte de trois côtés sur des pierres entassées qui, intérieurement, forment une sorte de muraille naturelle. Le quatrième côté est ouvert et sert d’entrée à une petite excavation ainsi déterminée par le surélèvement du roc. On ne peut actuellement y pénétrer qu’en rampant, car elle a été en partie obstruée par les pierres qui y ont été jetées, et aussi un peu comblée, nous dit M. Lasseigne, par les terres que les eaux pluviales font descendre du monticule. On nous assure qu’un aiguillon enfoncé dans le sol de cette cavité y pénètre en entier, ce qui serait singulier dans un terrain où le rocher affleure sous une couche mince de terre végétale ; mais nous tentons vainement l’expérience.

Avant de répondre aux questions que nous posent déjà les gens du voisinage sur la nature de cette grotte mystérieuse, nous les interrogeons nous-mêmes, désireux de savoir si la pierre du Poyet est l’objet de légendes populaires ou de quelques pratiques inconscientes de superstition traditionnelle. Les réponses sont négatives, toutefois, bien que l’on n’ose en faire l’aveu sincère, la croyance à quelque trésor caché existe dans certains esprits: Le rocher, nous disait-on, avait toujours frappé les imaginations et le trou béant qu’il surplombe avait donné naissance à des commentaires : à n’en pas douter, « il devait cacher quelque chose »

En pareil cas, la pioche du terrassier est le meilleur argument dont on puisse faire usage ; aussi quelle que fût notre défiance à l’endroit du résultat des fouilles, nous exprimâmes le désir de pratiquer immédiatement un sondage. Il ne paraissait pas impossible que l’archéologie pût en tirer profit. Malheureusement les profits archéologiques n’étaient pas seuls mis en cause, et nous comprîmes que le fermier tenait à pratiquer lui-même l’exploration. Nous quittâmes donc Chérier après avoir fait aux fermiers du Poyet quelques recommandations relatives à la conduite des fouilles.

Quelques jours après, M. le docteur Plassard m’apportait la magnifique lame de silex dont j’ai l’honneur de vous communiquer la photographie, et me racontait l’épilogue de notre visite. Le lendemain, M. Pierre Lasseigne, dit Tisserand, aidé de son cousin, M. Palluet, s’était mis à l’ouvre. Les deux jeunes gens avaient attaqué le sol à l’entrée de l’excavation et, après deux jours de travail, car la présence de quelques grosses pierres gênait le déblaiement, ils avaient rencontré à une faible profondeur la lame de silex que n’accompagnait aucun autre objet. Il est intéressant de noter que MM. Lasseigne et Palluet en recueillant cette pièce en avait nettement pressenti la valeur documentaire, ce qui prouve que la science archéologique tend de plus en plus à se vulgariser, même dans les villages reculés de nos montagnes. M. le docteur Plassard ajouta que les inventeurs, avec un désintéressement auquel je suis heureux de rendre hommage, s’empressaient d’offrir leur trouvaille au musée de Roanne.

Nous nous hâtames, M. Dumoulin et moi, de remonter à Chérier afin de compléter ces premiers renseignements et surtout pour examiner les déblais ; la terre remuée ne nous rendit que quelques petits tessons de poterie, minimes débris, mais présentant bien les caractères de la céramique primitive. La pâte, épaisse, de couleur grisâtre, est assez grossière, mais cependant cuite au four, à en juger par sa dureté. Aucun débris d’ossements n’accompagnait ces tessons; la terre, d’ailleurs, ne présentait point cette consistance charbonneuse et cette couleur noirâtre que lui donne ordinairement la présence de matières organiques décomposées. Les fouilles, hâtons-nous de le dire, ont été incomplètes ; elles n’ont porté que sur le seuil extérieur et non point sur la partie interne de la cavité. Les explorateurs ont craint avec juste raison qu’il n’y eût danger à miner ou à déchausser les blocs servant de supports au rocher, ce déblaiement en sous-oeuvre risquant d’en compromettre l’équilibre. Dans ces conditions, le travail ne pouvait être repris que sous la surveillance d’une personne compétente et, sans doute, après la pose de solides étais, dont l’installation ne serait pas sans offrir de sérieuses difficultés.

Tel est le récit de cette curieuse trouvaille dont nous avons relaté avec soin tous les détails, car en pareille matière, il importe que tous les faits soient exactement consignés.

Que conclure maintenant de ces constatations?

Examinons d’abord l’objet recueilli. C’est assurément la plus belle lame de silex qui ait été jusqu’à ce jour rencontrée en Forez. Par ses dimensions elle dépasse de beaucoup tous les silex taillés signalés antérieurement à la Diana, notamment le beau couteau provenant des environs de Sury-le-Comtal et publié dans Le Bulletin (tome II, p. 270 et suiv., et 303 et suiv.). Sa longueur totale mesure 0m 232, et sa plus grande largeur 0m 039. La pâte est d’une couleur blond foncé, un peu terne, mouchetée de petites taches claires. La lame est lisse et unie sur la face de l’éclatement et présente au dos une arête médiane, légèrement sinueuse, qui lui donne une section triangulaire. Une des extrémités a été appointée par d’habiles retouches, tandis que l’autre, de forme obtuse, s’amortit en talon et présente la taille des outils de silex aux quels on est convenu de donner le nom de grattoir.

 

1.— SILEX TROUVÉ À CHÉRIER.

Réduction au 1/3

 

Les deux tranchants latéraux présentent également une série de retouches sur toute leur longueur, retouches qui, en réduisant la largeur de la lame, lui ont donné un galbe plus effilé ; ils sont de plus en-tamés sur plusieurs points par des brèches qui peuvent être le résultat de l’usure.

Nous sommes certainement en présence d’une arme ; cette arme est-elle un poignard ou bien une tète dc lance ? C’est ce qu’il est malaise de décider, mais nous inclinons pour la seconde hypothèse. Solidement fixée à une hampe par une de ces ligatures dont certaines armes de sauvages nous fournissent l’exemple, cette pointe, assez aiguë et assez longue pour être pénétrante, assez robuste pour résister à un choc violent, constituerait une arme d’estoc d’une puissance redoutable. L’extrémité mousse offre une épaisseur et une retaille en talon qui permettrait de lui donner un solide point d’appui dans le loge-ment de la hampe ou emmanchement.

Il ne me paraît pas douteux que le dépôt de cette arme ait été intentionnel. Ce fait résulte clairement de la nature du lieu de l’enfouissement, sous cette roche énorme dont le site et l’assiette étrange frappent aujourd’hui encore l’esprit de nos montagnards. Si ceux-ci ont pu songer à sonder le mystère de la pierre du Poyet, il est bien permis d’en inférer que la crédulité superstitieuse de leurs prédécesseurs primitifs avait dû, elle aussi, à des âges plus ou moins lointains, s’exercer sur le même objet. Je ne pense donc pas que l’excavation ne soit qu’un lieu de refuge, car cet abri sous roche eût été bien peu spacieux, même en le supposant déblayé jusqu’à a profondeur où gisait le silex ; au surplus, il serait surprenant que les premières fouilles n’eussent pas rendu déjà, comme il arrive en pareil cas, une quantité plus ou moins considérable de débris caractéristiques tels que rejets de cuisine, os d’animaux, etc.

 

Nous restons en présence de deux hypothèses possibles. D’abord celle d’une sépulture enfouie peut-être plus avant sous le rocher, en un point encore inexploré. Dans ce cas, la reprise des fouilles pourrait bien nous donner de nouvelles surprises: la beauté et la grosseur de l’arme, tout à fait exceptionnelles pour notre région, tendraient à faire pressentir dans cette sépulture le tombeau d’un chef, dont les restes pourraient avoir été enfouis avec un mobilier funéraire plus ou moins important.

Mais je suis plutôt porté à croire que la pierre du Poyet a été consacrée par la superstition populaire à quelque divinité ; à laquelle le silex aurait été offert comme ex-voto.

A ces diverses hypothèses, bien incertaines, je l’avoue, je n’ajouterai pas de nouvelles conjectures en discutant sur l’âge de l’arme et l’époque probable de l’enfouissement. Il me suffira de rappeler que dans toute la Gaule, et particulièrement en Forez, comme l’a observé M. Brassart, l’usage de la pierre taillée pour la confection des armes et des outils a survécu longtemps à l’emploi du bronze et même du fer. Les caractères d’un silex taillé et de quelques tessons de poterie sont des éléments de discussion tout à fait insuffisants pour aborder une question si délicate. Il est également certain que les pratiques litholatriques des âges primitifs, traditions tellement vivaces qu’elles ne sont pas encore complètement éteintes dans nos campagnes, n’ont pas disparu immédiatement après la prédication de l’Évangile sur le territoire gaulois.

Quoi qu’il en soit, et ces réserves faites, je crois que la pierre du Poyet devra dorénavant figurer sur la liste des monuments mégalithiques du Forez, cette dénomination archéologique étant par elle-même assez vague pour ne rien faire préjuger sur la destination vraie de l’enfouissement du silex.

En attendant que, interrogée par de nouvelles fouilles, elle ait livré tous ses secrets, le musée de Roanne a fait bon accueil au don de MM. Lasseigne et Palluet. Cette belle pièce y figure dignement à côté de la riche trouvaille de la Goulaine qui, quelques mois auparavant, était venu enrichir d’une admirable collection les vitrines, jusque-là assez pauvres, réservées aux produits de l’industrie pré-historique».

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