BD, Tome II, Changements dans le relief du sol observés à Saint-Bonnet-le-Château et aux environs., pages 38 à 44, La Diana, 1881.

 

Changements dans le relief du sol observés à Saint-Bonnet-le-Château et aux environs.

M. Testenoire-Lafayette annonce qu’il a été assez heureux pour retrouver un des anciens mémoires sur l’histoire et l’archéologie, signalés aux recherches des membres de la Société dans la séance du 9 décembre 1880 (1).

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(1) Bulletin, t. I, page 301. – La pièce retrouvée par M. Testenoire est une copie du XVIIIe s., fort lisible : il a paru inutile de la reproduire avec l’orthographe du temps.

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Voici ce mémoire :

Les esprits forts, dont le nombre semble augmenter à mesure que l’on s’éloigne du commencement du christianisme, connaîtraient leur faiblesse et reviendraient de leur erreur, si pendant quelques années ils habitaient notre ville. Forcés de croire à la création d’un monde à prendre fin, ils conviendraient naturellement que s’il était éternel, il n’y aurait de toute éternité aucunes montagnes, la surface de la terre devant être en plaine et couverte d’eau.

Les hauteurs ne sauraient s’élever sans artifice. Les vallons au contraire se comblent insensiblement ; les plaines se haussent ; le sens commun et l’expérience ne laissent là-dessus aucun doute. En un mot, s’il s’agissait ici d’une supputation géométrique, il me serait facile de démontrer que la diligence du laboureur le plus vif ou [le plus] prévoyant remontera une charretée de terre, lorsque par la culture ordinaire, les eaux et la fonte des neiges, il s’en abaissera près de mille.

Nos environs ne sont pas une terre de promission. Les paysans d’aujourd’hui, bien moins nombreux et riches que les anciens habitants de Judée, ne s’avisent plus de soutenir les terres par des murs ou de les transporter de bas en haut. Leur indigence et leur rareté préparent un désordre dont leur postérité et le public se ressentiront tôt ou tard. Plusieurs d’eux se trouvent déjà grands terriens en héritages arides.

D’autre part, le nombre des bestiaux diminue considérablement, nonobstant l’invention des cheptels, où l’avidité et la misère ont bien plus de part que la charité et la société. L’avarice s’étant venue à mêler dans ces conventions, a fait un contrat usuraire de licite qu’il était. La pauvreté à son tour et la mauvaise foi y donnent lieu au stellionat, source d’une infinité de procès et de chicanes, un laboureur, forcé par la nécessité, étant souvent contraint de frauder son créancier, en engageant jusqu’à trois ou quatre fois ses mêmes bestiaux à ceux qui sont assez faciles pour prêter de l’argent sur un immeuble dont le divertissement est fort aisé; cause, dis-je, de diverses saisies ou contestations, du peu de confiance chez les laboureurs, de l’abaissement, dépérissement et stérilité des terres.

Ces raisons et une générale, que le monde va chaque jour à sa fin, font un changement prodigieux sur la superficie de notre territoire. Il y en a d’incroyables, si des témoins à milliers ne pouvaient le certifier.

A Bas-en-Basset, à deux lieues de nous, village situé au pied d’une montagne et assez près de la rivière de Loire, plusieurs maisons se trouvent enterrées à demi, des celliers y étant devenus des caves et quelques premiers étages se trouvant à présent au niveau des rues. L’architecte qui en bâtit l’église, connut l’inconvénient à venir : il donna donc pour y entrer, dans son ouvrage, cinq ou six degrés de montée. Sa prévoyance n’a pas été assez loin ; elle montre, au contraire, l’esprit humain être fort limité, car à présent l’on descend dans cette église par neuf marches.

A demi-lieue de Saint-Bonnet, un autre village appelé Luriec a son église entre deux petites montagnes ; elle fut construite il y a environ cent soixante-sept ans à rez-de-chaussée, peut-être même au-dessus de l’ancien sol du voisinage : on y descend aujourd’hui d’environ quatre pieds. Il lui serait sans doute arrivé la même chose qu’à celle de Bas, sans un enclos à moi, placé à l’opposite, qui a retenu les terres de manière qu’une grande porte, à l’occident de la clôture faite il y a trente ans, se trouve comblée en partie.

Tout cela n’approche pas de ce qui se passe ici sous nos yeux. Les anciennes maisons d’un faubourg faisant le centre de quatre montagnes voisines sont à présent plus basses de quatorze ou quinze pouces ; nous en voyons les trois principales avenues converties en chaussées et un de mes voisins ayant voulu faire creuser une cave, il y trouva dans le fond un bon pavé, au pied de deux grands arcs de boutique qui faisaient apparemment face à quelque rue. Ce serait autre chose si de temps à autre on n’enlevait pas les boues et le gravier. Ces changements journaliers arrivent pendant que nos murs à l’orient, se trouvant dans une pente, se détruisent insensiblement. Il n’y a pas un siècle que nous avons des capucins ; leur bâtiment devait avoir été sur un sol égal à celui du voisinage : il faut aujourd’hui par une avant-cour y descendre environ six pieds plus bas que le chemin qui y conduit. Les fossés qui entouraient la moitié de notre lieu étaient anciennement remplis d’eau ; l’Hôtel-Dieu, par une concession de Marie, duchesse de Berry, dont le douaire se prenait en Forez, jouissait par là d’un petit revenu sur le poisson que l’on y tenait. Ces mêmes fossés, comblés et changés en jardins, furent abenevisés en 1680, lors du renouvellement du terrier, au profit de sa Majesté, sous une légère redevance, par des particuliers qui y avaient des maisons attenantes.

Après seulement cinq ans d’absence pour mes études de droit ou le barreau, je fus surpris, allant à mon jardin, de découvrir le toit d’une maison de campagne appartenant à madame de la Liègue. Ce bâtiment semble s’élever imperceptiblement depuis vingt-huit ans ; on le voit actuellement à demi et nous voyons, comme sur une colline, Saint-Nizier qui est au-delà et semblait jadis être en plaine.

Ce qui est arrivé à la Tourrette, à une petite demi-lieue d’ici, est tout autrement plus extraordinaire. Il n’y a pas quarante ans qu’à peine observait-on la girouette du clocher, qui parut peu à peu. L’église à son tour se découvrit, ensuite les maisons ; enfin tout le village, jusqu’au bas de chaque porte, se voit d’une terrasse qui sert ici de cimetière. Une personne de bonne mémoire, qui pendant ce temps-là n’aurait pas été sur les lieux, ne pourrait presque pas en croire sa vue, car il faut que le coteau qui nous dérobait ce village se soit abaissé d’un pied ou environ chaque année.

C’est d’où vient certainement la stérilité de la plus grande partie de notre territoire, le laboureur étant contraint en plusieurs endroits de gratter misérablement sur le tuf et d’y semer. L’on peut juger par là du petit produit des récoltes, nonobstant les peines et les fatigues d’une bonne culture. Ceux qui viendront dans un siècle traiteront de fabuleuse la tradition de toutes ces étranges nouveautés, s’il n’en arrive pas à l’avenir d’aussi sensibles pour les persuader du passé. Il est en effet surprenant que, dans si peu de temps, un clocher haut de plus de quarante pieds semble par une espèce d’enchantement, pour ainsi dire, sorti de terre ou crû comme un arbre. L’on peut là-dessus apporter trois raisons fort probables.

La première est que le labourage alternatif ou triennal dans les collines charrie, par la pente naturelle, la terre à son centre.

La seconde vient de la fonte des neiges et de l’abondance des pluies, principalement celles d’été qui, venant à tomber sur une terre légère et sablonneuse, entraînent avec elles la superficie des labeurs.

La troisième peut être attribuée à la misère du paysan qui, à demi dépourvu de bestiaux, ou n’en ayant que de mauvais, ne peut plus comme autrefois transporter de bas en haut, ce qui pourtant, aux premiers fruits, doublerait sa récolte et procurerait même quelque fertilité pendant plusieurs autres années. Aussi voyons-nous, dans les nouvelles estimations, porter communément et presque généralement dans les pays de montagne le produit des terres au troisième grain, pendant qu’autrefois les anciens registres des greffes l’évaluent au cinquième et sixième, de sorte qu’après avoir prélevé les semences, payé la dime ecclésiastique et les cens, le surplus est à présent peu de chose. La circonstance de cette dernière cause mériterait une attention sérieuse pour tous les territoires montueux, où ces changements ordinairement fréquents causeront tôt ou tard une stérilité générale. Il importe peu que les vallons en soient mieux fondés ou aient à leurs extrémités jusqu’à une toise ou deux de bonne terre, pendant que dans une vaste contenue ou leurs hauteurs, il n’y en aura pas un pied : le bas n’est qu’une lisière, pour ainsi parler, incapable de procurer la moindre abondance par son peu de largeur et deux effets sensibles.

Le premier est que les prairies étant communément dans les bas, profitent seules de l’engrais et du débris des terres. La seconde que, s’il s’y trouve quelque héritage labourable, ce qui néanmoins est assez rare, le trop de fondement faisant multiplier et verser les pailles empêche par là la maturité des grains et rend infructueuse une récolte qui promettait d’abord une riche moisson.

L’on pourrait prévenir une crainte si bien fondée, en affaiblissant la trop grande étendue des métairies appartenant aux gentilshommes, officiers, bourgeois, et autres forains, si au lieu de plusieurs jougs de boeufs, on les réduisait à un seul et que les propriétaires fussent tenus de morceler leurs biens, en donnant à des voisins des terres à cultiver. Tout y gagnerait, principalement les premiers, chez qui l’on trouve plusieurs terres incultes depuis dix ans ou plus qui, vendues à un villageois ou mises entre ses mains, rapportent quelquefois annuellement ou tout au moins à chaque troisième année. Un métayer d’un bien trop vaste jette principalement ses grains sur le meilleur sol, travaillé avec trop de négligence par le peu de domestiques, il ne verse rien sur des terres d’un travail trop pénible ou éloigné, les mettant au rebut, sauf à les faire valoir dans un temps plus commode qui n’arrive jamais pour lui et dont un nouveau venu peut seul profiter à son entrée, faute de meilleure occupation : au lieu que si tout était proportionné aux forces, an nombre des cultivateurs, à celui des bestiaux et des engrais, tout serait cultivé avec soin et attention ; tout redeviendrait précieux, jusqu’au rebut négligé par une trop grande contenue, l’expérience nous faisant voir qu’une terre fructueuse. entre les mains d’un pauvre laboureur, qui n’aura pas d’autre héritage, déchoit de moitié dans moins de cinq ans, lorsqu’elle est jointe à une métairie trop forte. Le seul inconvénient dans le morcellement proposé serait pour l’engrais ; le remède en serait facile, si l’on ordonnait au métayer principal de le fournir, en retenant les pailles de la récolte suivante.

Je connais, par un ménage charitable, qu’en donnant à des voisins des terres pour être bêchées, à qui je laisse la moitié du produit, l’autre devant être partagée entre le propriétaire et le granger, j’en retire autant que si celui-ci les cultivait ; et lorsqu’il les reprend à la seconde année, il a tout au moins deux autres récoltes raisonnables. Par là le profit est pour tous : un malheureux trouve du pain pour sa famille, et ce que l’on pourrait croire perte pour moi lors de la première culture, ne l’est pas, quoiqu’alors j’aie seulement le quart du produit. D’ailleurs je me dédommagerais suffisamment ; une terre préparée de cette manière rendant plus la seconde et même la troisième fois que si elle était restée au métayer. Je pratique la même chose pour les rompés : j’offre d’abord à celui-ci de travailler en partageant également ; s’il refuse, je les baille au premier venu sous les mêmes conditions, sans que l’autre y puisse rien prétendre. Par ce moyen, j’ai la première année [peu] abondante, (1) à dire le vrai, la seconde encore moins; la troisième n’en approchant pas, mais aussi je me suis quelquefois procuré par là des fonds alternatifs dont je n’avais jamais tiré une obole de revenu, chargé néanmoins d’un cens annuel toujours excessif en ce pays.

Cette lecture est suivie d’un échange d’observations entre les membres présents. En rapprochant les faits cités par l’auteur du mémoire de ceux indiqués par M. l’abbé Langlois dans la séance du 22 février dernier (2), et sans rien préjuger sur la nature des mouvements de terrain signalés, on pourrait croire que le village de la Tourette, après être devenu de plus en plus visible, jusqu’à laisser distinguer le seuil des maisons, s’est ensuite graduellement dérobé aux yeux des habitants de Saint-Bonnet, puisque de nos jours on n’aperçoit que le haut du clocher. Il est évident que ces observations, pour être comparables doivent être rapportées à un seul et même point de vue. Le document retrouvé par M. Testenoire semble fournir ce repère fixe, car il y est dit que l’apparition graduelle du village de la Tourette a eu lieu pour un observateur placé sur la terrasse du cimetière de Saint-Bonnet.

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(1) Le manuscrit porte, la première année abondante : mais le sens parait réclamer le mot introduit entre crochets.
(2) Bulletin, t. I. P. 319.
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